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Audrey Cordon-Ragot « Je suis très fière de participer à l’essor du cyclisme féminin. »

Audrey Cordon-Rajot : « Je suis très fière de participer à l’essor du cyclisme féminin. »
Elle est l'une de ces défricheuses qui viennent de s'élancer sur les routes de l’Hexagone pour y disputer la plus prestigieuse des courses cyclistes du monde : le Tour de France. Un rêve pour Audrey Cordon-Ragot, qui, après avoir participé à la première édition du Paris-Roubaix féminin, s’apprête, à 33 ans, à marquer un peu plus encore l’histoire de sa discipline.

Par Sophie Danger

Publié le 24 juillet 2022 à 17h21

Tu as grandi dans une famille très sportive et très attachée au vélo puisque ton père et ton oncle pratiquent, ton frère également. Est-ce que tu te souviens, toi, de la première fois où tu as commencé à rouler ?

Je m’en souviens bien. J’avais 10 ans, mon papa m’a emmenée dans son club, le club de Josselin en Bretagne, et c’est à cette occasion que j’ai commencé à faire quelques petits tours avec l’école de cyclisme.

Comme mon père n’avait pas voulu investir tout de suite dans un vélo de route, j’étais avec mon VTT et un casque de roller sur la tête !

Quoi qu’il arrive, j’ai tout de suite accroché : j’ai aimé l’ambiance, je me suis très vite fait des copains, des copines, et j’ai eu envie d’y retourner immédiatement.

Commencer le vélo a été assez naturel pour moi et, par la suite, je n’ai jamais arrêté.

Tu n’as jamais été attirée par d’autres disciplines sportives ?

J’ai toujours été sportive, je faisais un peu de course à pied avec mon père, par exemple.

Je également faisais également du sport à l’école – c’était sûrement la matière que je préférais d’ailleurs – et, dans ce cadre, j’ai touché un peu à tout. J’aimais beaucoup le rugby aussi.

Tu as pris ta première licence à l’âge de 10 ans. Tu as testé pas mal de disciplines : le VTT, le cyclo-cross, avant de jeter ton dévolu sur le cyclisme sur course sur route. Pourquoi ce choix ?

La piste et la route étaient mes deux disciplines de prédilection. En Bretagne, il y a pas mal de pistes découvertes et, l’été, on jonglait entre les deux.

Elles étaient à la fois très complémentaires et je retrouvais les mêmes personnes sur piste et sur route.

Par la suite, j’ai eu l’opportunité de faire un peu de cyclo-cross et de VTT en complément, pour ma préparation routière, puis j’ai décidé d’arrêter la piste parce que ça me prenait beaucoup trop de temps.

J’avais vraiment envie de me concentrer sur la route, pour moi, c’était un choix évident.

Est-ce que tu as intégré un pôle sport durant tes études ou est-ce que tu as suivi un cursus classique ?

Malheureusement, à l’époque, il n’y avait pas forcément d’opportunités pour les filles qui nous permettaient, durant nos études, de pouvoir allier sport et cours.

J’ai suivi un cursus traditionnel et j’ai dû jongler entre l’entraînement, les compétitions et les études.

J’ai eu mon bac, je suis partie à l’université mais, à la fac, j’étais un peu trop libre, ce qui fait que je faisais un peu trop de vélo par rapport aux cours.

J’ai arrêté et j’ai vite intégré un cursus plus cadré. J’ai fait un BTS en immobilier, et, par la suite, j’ai décidé de ne faire que du vélo.

Tu es une jeune femme, tu as 33 ans, et pourtant tu expliques que, lorsque tu étais petite, tu n’avais pas beaucoup de modèles sportifs féminins auxquels t’identifier et encore moins des cyclistes. Est-ce qu’il n’y a pas une sorte d’injustice à se dire que les garçons peuvent prétendre, s’ils en ont envie, à une carrière professionnelle, alors que pour toi, ce ne sera pas possible pour la seule et une unique raison que tu es une femme ?

Personnellement, je ne l’ai pas vécu comme ça. Je ne me suis jamais sentie vraiment défavorisée par rapport aux garçons.

J’arrivais à trouver des modèles chez eux : j’aimais beaucoup Didier Rousse, Laurent Jalabert, Richard Virenque… Ce sont eux que l’on voyait à la télévision, ce qui fait que ça ne m’a jamais dérangée de m’identifier à des hommes.

Je me suis toujours adaptée à ce qu’il m’était possible de faire. Il est vrai, en revanche, que lorsque j’ai vu mes amis cyclistes hommes commencer à avancer, à gagner leur vie alors que moi j’étais toujours en train de végéter chez mes parents, j’ai commencé à me poser des questions.

Mais ça, c’est arrivé plus tard, lorsque j’avais entre 20 et 30 ans.

Finalement, comment tu envisageais le vélo ? Comme un loisir poussé ou une pratique quasi professionnelle ?

À 18 ans, je suis entrée dans la plus grosse équipe française de l’époque – qui l’est toujours d’ailleurs – l’équipe Vienne Futuroscope.

Là-bas, j’ai commencé à côtoyer les stars du cyclisme féminin français comme Marina Jaunatre, Karine Gautard… Des filles qui étaient en équipe nationale et qui survolaient la discipline chez nous.

À partir de ce moment là, j’ai commencé à me dire qu’il était possible de faire du cyclisme une grande partie de ma vie et d’avoir une carrière sportive, qu’elle soit professionnelle ou non.

À l’époque, je ne pensais pas à l’argent ni à en vivre car je savais que ce n’était pas possible, ce que je savais, en revanche, c’était qu’il était possible de devenir une athlète accomplie, une athlète reconnue par le monde du sport et ça, c’est quelque chose qui me grisait beaucoup.

Comment est-ce que tu as intégré les rangs de Vienne Futuroscope ?

J’étais junior et Vienne Futuroscope était l’équipe qui faisait briller nos yeux de jeunes cyclistes. J’ai eu le culot d’envoyer ma candidature et j’ai été recrutée grâce à mes résultats.

J’ai passé mes six premières années au niveau professionnel dans cette équipe… Enfin professionnel, ce n’est pas vraiment le mot parce qu’on ne gagnait pas notre vie avec le vélo mais disons que j’ai passé mes six premières années au plus haut niveau du cyclisme féminin dans cette formation.

©Greg Illustrateur

Tu étais, malgré tout, considérée comme une professionnelle. Ça ressemblait à quoi la vie d’une cycliste pro il y a quatorze ans ?

Mes déplacements étaient payés et j’avais un vélo à l’année, c’est tout. Je n’aime pas que l’on dise que nous étions professionnelles car ce n’était vraiment pas le cas.

Notre licence n’était pas professionnelle ce qui est d’ailleurs encore le cas pour la plupart d’entre nous.

Pour ma part, je ne signe une licence pro que depuis deux ans. En fait, nous étions amateurs et professionnelles dans la manière dont nous vivions notre sport.

C’est une situation assez paradoxale car tu réalises un rêve en entrant à Vienne Futuroscope mais la réalité est rude. Est-ce que ce grand écart n’est pas difficile à gérer ?

Oui, mais c’est comme pour tout, sur le moment on ne s’en rend pas bien compte parce que nous sommes toutes dans le même bateau, parce que nous ne savons pas trop comment ça se passe à l’étranger…

Cette situation, nous ne la vivions pas mal parce que nous étions toutes pareilles. C’est quand nous avons commencé à voir comment ça fonctionnait ailleurs, à découvrir des équipes dans lesquelles ça se passait différemment que nous nous sommes dit : « Mince, nous aussi nous avons envie de vivre ça ! ».

Pour ma part, c’est ce qui m’a décidée à partir à l’étranger.

Partir à l’étranger était la seule alternative ou bien on se dit qu’il faut juste s’accrocher et qu’il n’y a aucune raison qu’un jour, plus ou moins proche, le cyclisme féminin évolue ?

J’ai cet esprit un peu justicier qui me pousse à me battre pour ce en quoi je crois et je croyais vraiment en ce cyclisme féminin professionnel, en ce cyclisme féminin qui évoluerait de la meilleure des manières jusqu’à ce que nous puissions en vivre et bien en vivre même si ce n’était pas à la hauteur des garçons.

Je me suis battue pour ça, ça a vraiment été le fil conducteur de ma carrière jusqu’ici et aujourd’hui, enfin, nous récoltons les fruits de cette bataille. Personnellement, je suis très fière de ça parce que je n’ai rien lâché.

Tu ne lâches rien sur la route non plus et tu continues, à cette époque, à te forger un beau palmarès avec, entre autre, un doublé course en ligne/contre-la-montre aux France de 2011, doublé qui va t’ouvrir la porte des Jeux Olympiques l’année suivante. Ça représentait quoi pour toi les JO, qui plus est les JO en Angleterre, grande nation du vélo ?

Londres a été un moment extraordinaire, les plus beaux Jeux auxquels j’ai participé. Nous étions toutes les trois avec Aude Biannic et Pauline Ferrand-Prévot, innocentes, avec l’envie de profiter de tout en oubliant, peut-être, un peu le côté sportif parce que les Jeux, c’est un rendez-vous tellement grandiose que, quand on est jeune, on a tendance à s’éparpiller.

Il n’en reste pas moins que ça a été une superbe expérience qui m’a donné envie de les revivre quatre ans plus tard.

Ça a été aussi le début d’une prise de conscience, conscience que j’étais capable de bien faire et que j’avais envie de devenir une athlète reconnue et accomplie.

Les Jeux sont un rendez-vous particulier à tous les points de vue, sportif notamment. C’est aussi la possibilité de rencontrer des athlètes venus du monde entier. Est-ce que c’est cela qui t’a fait prendre conscience que le cyclisme féminin était peut-être un peu plus développé hors des frontières françaises et qui t’a donné envie de t’expatrier à partir de 2014 ?

Non, ça n’a pas été le déclic. Les Jeux, c’est un tout petit peloton par rapport à ce que l’on rencontre sur les Championnats du monde, les Championnats d’Europe des compétitions auxquelles je participais déjà. Ce n’est pas forcément représentatif du niveau sportif du cyclisme.

Ce qui m’a donné envie de partir, en 2014, c’est que j’avais un ras-le-bol de l’ambiance franco-française que je trouvais parfois pessimiste. Moi, j’avais envie de faire les choses de manière la plus professionnelle possible, je voulais progresser et ça dérangeait parce que je ne faisais pas comme les autres.

Quand tu fais ça, tu ne rentres plus dans le moule, tu es critiquée, et cet aspect-là me gênait un peu alors je me suis dit, quitte à changer, autant essayer de m’expatrier.

J’ai demandé un rendez-vous à Hitec Products, qui était l’une des meilleures équipes mondiales. J’ai été reçue par le manager mais il m’a expliqué qu’il avait terminé son recrutement. J’ai insisté et il m’a dit qu’il me prenait, mais qu’il ne pouvait pas me donner de salaire, juste un vélo.

Je me suis dit que ça ne changerait rien par rapport à ce que je vivais donc j’ai foncé et c’est la meilleure décision que j’ai prise de ma vie.

Qu’est-ce qu’elle t’a apporté cette parenthèse norvégienne ?

Chez Hitec Products, il n’y avait pas que des Norvégiennes, il y avait des Italiennes, des Australiennes, des Sud-Africaines… C’était très cosmopolite et ça m’a plu tout de suite.

J’avais envie de ça, mais je ne m’en étais pas rendue compte avant de pouvoir le vivre. Je me souviens mon premier stage avec les filles.

J’ai eu plus mal à la tête qu’aux jambes, parce que je parlais très mal anglais et il me fallait comprendre ce que l’on me disait avec des accents complètement différents ! Ça a été très compliqué pour ça, mais j’étais comblée, motivée et j’ai réalisé l’une de mes plus belles saisons.

J’étais dans une spirale hyper positive et j’ai découvert ce qu’était vraiment le cyclisme professionnel avec chaque fille de l’équipe qui a envie de se transcender, d’être à son meilleur niveau.

Cette aventure va durer un an avant que tu ne t’engages avec la Wiggle High5, une formation anglaise. Tu es partie pourquoi ? Parce que tu ne pouvais pas être payée ?

Non. L’équipe Wiggle High5 était aussi une équipe phare du peloton, les filles avaient de beaux vélos, de beaux maillots, tout allait bien et ça a attiré mon œil féminin.

Mon amie italienne, Elisa Longo Borghini, avec qui j’avais noué des liens très forts, partait là-bas et elle m’a proposé de la suivre. Je me suis dit que c’était écrit, qu’il fallait que je fonce.

J’ai eu mal au cœur à l’idée de quitter Hitec Products parce que je m’entendais avec tout le monde et j’y avais passé une superbe année mais pour moi, c’était un nouvel élan.

J’avais envie de continuer à progresser et je savais que c’était une belle opportunité de pouvoir courir avec des filles encore plus fortes comme Giorgia Bronzini qui avait été sacrée championne du monde deux années consécutives…

Les noms des coureuses de l’équipe me faisaient rêver et j’y suis restée quatre ans.

Tu as, une nouvelle fois, forcé les portes pour entrer ?

Non, ça s’est fait plus naturellement. Avec Elisa, nous avions réalisé une belle année, nous avions gagné beaucoup de courses, notre palmarès de l’année parlait pour nous, pas besoin d’enfoncer les portes, cette fois !

Cette même année, tu décroches ton premier titre de championne de France du contre-la-montre en élite. Pour toi qui avais longtemps approché le titre sans réussir à décrocher le Graal, elle représentait quoi cette victoire ?

Ça a été à la fois un déclic et une délivrance de décrocher enfin ce titre qui m’échappait depuis deux ans.

Chaque fois, je passais à côté pour quelques secondes et ça a été un énorme soulagement de réussir à concrétiser.

Dans le même, j’ai également pris de conscience que j’en étais capable. Par la suite, il y a eu quatre années, coup sur coup, durant lesquelles j’ai enchaîné les titres et je suis devenue, en quelque sorte, la reine de la discipline, ce qui est aussi une fierté.

En 2019, tu intègres les rangs de Trek-Segafredo, équipe américaine cette fois, et tout change. Tu goûtes enfin à ce qu’est un vrai statut de professionnelle et tu peux te consacrer à 100 % au vélo. Ça a changé quoi concrètement pour toi ? Tu as découvert un autre cyclisme ?

C’est exactement ça ! J’ai découvert un autre cyclisme : j’ai vraiment pu me consacrer à 100 % à ma discipline sans plus avoir de comptes à rendre à personne si ce n’est à moi-même.

J’ai enfin pu planifier ma saison du mieux possible avec des camps d’entraînement, des moments consacrés au repos alors qu’avant, il me fallait tout enchaîner : lorsque je n’étais pas sur le vélo, j’étais au travail, ce qui était très compliqué à gérer.

Là, enfin, je devenais cycliste professionnelle, j’étais payée pour faire du vélo et payée suffisamment pour vivre décemment, ce qui était complètement nouveau.

Le fait que tu puisses vivre enfin décemment de ton sport et t’y consacrer entièrement arrive l’année de tes 30 ans. Tu te dis quoi à ce moment là : c’est le bonheur, mais quel dommage de ne pas avoir pu bénéficier de telles conditions avant ?

C’est vrai, mais c’est comme ça. Je fais partie de cette génération qui a connu la précarité et qui vit aujourd’hui l’essor d’un « cyclisme féminin 2.0 ». Il en fallait bien une.

Je n’ai aucun regret quant à la manière dont j’ai évolué dans ce sport, c’était mon destin mais aujourd’hui j’en profite en tant qu’athlète et je suis persuadée que je vais en profiter également après ma carrière.

En tant que quoi, je ne sais pas, mais dans le cyclisme féminin, c’est une certitude. J’ai très envie de faire partie de cette première génération d’athlètes amenées à se reconvertir dans le vélo pour apporter leur touche à celles qui suivent.

Je me trouve hyper chanceuse, je vois tout ça d’un œil positif et je suis très fière d’avoir participé à cet essor du cyclisme féminin. Je serai fière de le raconter à mes enfants.

L’année d’après, en 2020, tu décroches ton premier titre de Championne de France sur route, chez toi, en Bretagne. Tu t’imposes seule après une échappée à trois kilomètres de l’arrivée en compagnie de huit autres coureuses. Tu dis de cette victoire qu’elle a été un cataclysme dans ta vie de cycliste, pourquoi ?

Parce qu’aux yeux du public, je suis devenue une référence en matière sportive. Les gens ont été très touchés par cette victoire, ils ont été touchés par ce que je représente et finalement, est-ce que ce n’est pas ça le but ultime pour une sportive : être appréciée à sa juste valeur, à la fois d’un point de vue sportif mais aussi pour sa personnalité, pour qui l’on est ?

Ce jour-là, je me suis vraiment réalisée en tant que personne et en tant qu’athlète et ça ce n’était finalement jamais arrivé.

Les titres, aussi prestigieux soient-ils, ont moins de saveur si la reconnaissance du public n’est pas au rendez-vous ?

Oui. Pour moi ce titre a été le début, l’entrée dans la cour des grandes en terme de médiatisation, de reconnaissance.

Même si je ne cours pas après car je ne suis pas une star, tout le monde a besoin de reconnaissance à un moment dans sa vie et ce, peu importe ce que l’on fait.

Moi, jusqu’alors, je n’avais pas l’impression de l’avoir eue et ce jour-là, si.

Autre grand chamboulement pour toi, en 2021, tu prends part au premier Paris-Roubaix féminin et tu te classes 8e du Général. Là encore, c’est un moment spécial dans ta carrière. Les femmes ont lutté pour pouvoir courir sur les pavés, quelles sensations ça procure d’ouvrir la voie ?

C’est très difficile à décrire, et ça l’est aujourd’hui encore. J’ai rarement été dans l’état d’esprit qui était le mien ce jour-là sur la ligne de départ car je ne savais pas du tout où je mettais les pieds !

J’avais vu les hommes courir Paris-Roubaix bien évidemment, mais nous avions tellement entendu certains organisateurs rabâcher que nous, les femmes, nous n’en étions pas capables, que c’était trop dur pour nous.

Nous avions également tellement entendu les cyclistes hommes raconter que c’était la pire course de l’année, la plus difficile, la plus dantesque que je me disais : « Tu te lances dans un sacré merdier ! ». Je ne savais pas du tout à quoi m’attendre et, en fait, j’appréhendais tellement le pire que ça ne l’a pas été tant que ça.

J’ai vécu un grand moment sur ce Paris-Roubaix, j’étais bien, j’étais dans la forme de ma vie et j’ai kiffé.

Tout était réuni pour une grande journée de vélo, notamment les conditions et, à l’arrivée, nous sommes entrées un peu plus dans l’Histoire.

Tu avais conscience, au départ, que tu allais écrire une page de l’histoire du cyclisme ?

Je pense que c’est aussi ça qui m’a donné encore plus la niaque. Ce jour-là, j’avais envie de prouver à tous ces gens qui pensaient que nous, les femmes, n’étions pas capables de courir Paris-Roubaix que non seulement, nous étions en mesure de le faire mais que, qui plus est, nous allions faire le show et leur faire fermer leur bouche.

C’est ce qui passé et c’était génial.

Comment es-tu parvenue à ne pas te laisser happer par le contexte comme lors de tes premiers Jeux Olympiques ?

Ça a eu de l’impact mais seulement une fois la ligne d’arrivée franchie. À ce moment-là, je me suis vraiment effondrée, j’ai pleuré et j’ai réalisé ce que nous venions de faire mais, avant, j’étais ultra concentrée.

Je m’étais tellement fait une montagne de cette course que j’étais dans mon truc, il fallait que je sois focus au maximum pour réussir et ce n’est qu’après que je me suis rendu compte de ce qui venait de se passer.

Est-ce que tu as senti, à l’issue de cette course plus encore que les autres, un bouleversement dans le traitement médiatique, dans l’attrait du public pour le cyclisme féminin ?

En ce qui concerne le public, c’est difficile à dire car c’était pendant la Covid et, finalement, il n’y avait pas grand monde.

Au niveau de la médiatisation de l’événement en revanche, là, oui. Ça a été le début de ce que je connais maintenant avec le Tour à savoir, la folie.

C’est agréable ?

J’adore ! C’est une chance pour nous de pouvoir parler de notre sport, de nous.

Nous sommes toutes différentes, nous avons toutes des histoires différentes à raconter et ça, nous n’avions pas l’opportunité de le faire avant.

Maintenant que nous l’avons, nous n’allons pas certainement pas laisser passer l’occasion !

L’occasion, elle s’est de nouveau présentée à toi cette année lorsque tu t’es offert le doublé contre-la-montre/course sur route aux France. Tu es la troisième avec Jeannie Longo et Pauline Ferrand-Prévot à réaliser un tel exploit et pourtant, tu ne t’y attendais pas forcément. Tu as eu la Covid en début d’année et tu as du mal à t’en remettre. On a la sensation que, peut-être, pour la première fois de ta carrière, tu as douté de ton parcours de cycliste.

Pour moi, la légitimité ne passe pas que par le fait de parler de cyclisme féminin et de défendre des idées, elle passe aussi par le côté sportif et ça se vit donc sur le vélo.

Le début d’année a été tellement compliqué pour moi avec ce Covid que je n’ai pas eu les résultats que j’espérais. J’avais peur, de fait, que l’on dise de moi que je parlais beaucoup mais que, sur le vélo, je ne faisais rien.

Je suis tellement perfectionniste que ça m’embêtait vraiment et j’ai commencé à douter de ma place dans ce monde.

Je pense, de plus, et même si ça va un peu loin, que lorsque l’on est une femme, on se remet plus en question qu’un homme, mais j’avais peut-être besoin de ça pour réaliser ce doublé.

Cette performance, elle t’ouvre les portes d’un autre monument, le Tour de France qui renaît de ses cendres cette année. Lorsqu’on lit tes anciennes interviews, tu évoquais souvent ce rêve, à l’époque totalement irréalisable, de voir cette course de nouveau organisée. Est-ce que tu réalises vraiment ce que tu t’apprêtes à vivre ou est-ce que ça reste encore de l’ordre du fantasme ?

Non, je ne réalise pas. Je pense que je vais réaliser quand le départ sera donné sur les Champs-Élysées mais, pour le moment c’est compliqué, d’autant plus compliqué que nous sommes embarquées dans un tourbillon médiatique et que l’on nous parle de ce Tour de France tous les jours.

Cette perspective, elle est à la fois réelle et irréelle, c’est difficile d’expliquer ce que je ressens. J’ai l’impression que nous rentrons dans une machine infernale, je n’ai pas envie d’en ressortir cabossée et, en même temps, je ne sais pas où je mets les pieds.

Comment est-ce tu parviens à conjuguer le plaisir que te procure cette mise en lumière et tes impératifs sportifs ?

Je pense que ça va être compliqué pour beaucoup d’entre nous. Nous, les femmes, nous n’avons pas l’habitude de jongler entre toutes ces demandes et les impératifs sportifs qui nécessitent beaucoup de concentration, d’entraînement, d’abnégation.

Ça va certainement jouer des tours à quelques-unes. En ce qui me concerne, j’ai probablement moins de pression que celles qui vont jouer le Général puisque j’ai, en premier lieu, un rôle de coéquipière et que je vais surtout jouer les étapes.

Il reste que, pour beaucoup, ce qui se passe est différent de ce que nous vivons d’habitude. Il va falloir s’habituer. Ça ira mieux, je pense, l’année prochaine mais, en attendant, il faut faire avec.

Quoi qu’il en soit, je suis heureuse d’y être, de bien figurer, de faire plaisir au public qui me soutient mais aussi et surtout de me faire plaisir.

Le cyclisme féminin a beaucoup évolué en vingt ans mais il reste encore pas mal de boulot. Comment faire pour continuer à faire progresser encore le niveau ? On parlait du Tour de France. Vous, les professionnelles, allez être à la bagarre avec des amateurs, par exemple…

Sur le Paris-Roubaix, on a vu des filles prendre le départ avec un matériel qui n’était pas adapté et tu ne peux pas faire cette course sans vélo, sans pneumatiques adaptés. Sur le Tour de France, ça va être pareil.

Il va y avoir, par exemple, des filles qui vont faire les transferts en voiture pendant que d’autres, comme moi, seront les jambes en l’air dans leur bus. C’est ça qui reste à faire progresser, les différences entre chaque niveau.

Il faut peut-être les marquer plus avec un niveau amateur et niveau pro comme c’est le cas chez les garçons aujourd’hui. Je pense que c’est très important que chacune d’entre nous ait la possibilité de développer ses aptitudes et prenne du plaisir.

Or, pour certaines, courir avec nous n’est pas une partie de plaisir, c’est même plus une galère qu’autre chose, ce que je comprends complètement car, parmi les coureuses, il y en a qui bossent le lundi après leur course tandis que moi, j’ai la chance d’avoir une récup.

La grande différence avec les garçons, c’est ça : la différence de niveau qui est encore très très hétérogène. Il faudrait pouvoir lisser tout ça mais ça va venir.

Je pense que le Tour de France va être un gros tremplin pour continuer à améliorer la situation et appréhender le peloton féminin dans tous ses aspects.

Les organisateurs comme ASO font un pari sur l’avenir en organisant ces nouvelles courses et c’est à nous, les anciennes, celles qui allons bientôt passer de l’autre côté de la barrière, de prendre les choses en main, de continuer à aider, avec notre connaissance du milieu, à faire progresser tout ça.

Comment ?

Il y a plein d’opportunités : rentrer dans les instances, dans une équipe… Pour ma part, je ne sais encore rien de ce que je ferai quand j’arrêterai mais je ne m’inquiète pas trop quant au fait que des portes s’ouvriront à moi et que je pourrai alors choisir ce qui me plaît le plus.

Avant de raccrocher, il y a une ultime échéance, les Jeux Olympiques de Paris en 2024…

Oui, c’est l’objectif : finir à Paris, à domicile, avec une équipe de France forte en compagnie de laquelle on peut aller chercher une médaille.

C’est mon gros objectif et il n’est pas irréalisable car le cyclisme féminin français est vraiment très costaud aujourd’hui.

Nous espérons avoir ces quatre places à Paris et, pour ma part, j’espère être du voyage avec cette jeune génération très prometteuse.

C’est l’objectif ultime de ma carrière.

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