« Ce n’est pas une simple leçon de danse pour s’amuser un dimanche après-midi, c’est vraiment une séance pour apprendre et pas que du mouvement ». Lasseindra Ninja, danseuse queer, pionnière du voguing en France et en Europe, dispense des cours au Carreau du Temple à Paris. Cette danse fantasmée et plutôt méconnue bénéficie depuis quelques années d’un bel engouement en France.
Mais si le clip nineties « Vogue » de Madonna est une référence pour la plupart, peu de gens connaissent l’histoire derrière cet art qui façonne les corps via des mouvements phares. En piste !
Une danse de la liberté
« À l’origine, c’est une danse de revendication socio-politique et un espace créé spécialement pour ceux qui n’en avait pas pour s’exprimer. » À l’image de sa consœur Lasseindra Ninja, Marion alias Tiger Saint Laurent est une vogueuse française venue du hip-hop. Elle travaille depuis 2011 à la création des Dance Class et des contest à thèmes du Mona, au club parisien La Bellevilloise.
Une façon d’offrir un espace d’expression et une visibilité aux danseurs des danses clubbing : waaking, voguing, house dance ou électro.
Mais aussi une continuité de l’héritage historique du voguing qui fit les belles heures des clubs LGBT noirs et latinos new-yorkais à la fin des années 1960, une population qui n’était pas acceptée, jamais représentée dans les ballrooms des LGBT blancs (concours de beauté et défilés) populaires dès les années 1920-1930.
Pourquoi le voguing ? Cette communauté discriminée va parodier les concours de beauté de l’élite blanche en empruntant les poses maniérées à l’excès des défilés sur podiums lors de fêtes extravagantes ainsi que son nom au fameux magazine de mode incarnant cette société blanche :
« Même si c’est un mouvement inclusif aujourd’hui, le voguing reste attaché à l’esprit communautaire, on ne peut pas effacer la raison pour laquelle cette danse existe, rappelle Lasseindra Ninja. C’est un manifeste contre deux oppressions : le sexisme interne à la communauté noire, américaine ou latino, et le racisme et le sexisme extérieurs, à savoir dans la communauté blanche et LGBT blanche ».
Culture refuge dont le vocabulaire est, ici en France, truffée d’anglicismes, elle s’organise en maisons, ces « houses » aux noms inspirés des maisons de haute-couture, symbole de ce à quoi cette communauté n’a pas accès.
Tous ceux qui se sentent rejetés sont ainsi recueillis au sein d’une House autour d’une Mother et d’un Father avec des Brothers and Sisters. Un esprit d’entraide créé par les drag-queens et femmes trans noires et latinas qui n’étaient jamais couronnées lors des concours de beauté drag.
Crystal LaBeija fonda ainsi la première « house » qui porte son nom.
Aujourd’hui, Lasseindra Ninja est elle aussi une mother, celle de la House of Ninja et, par extension, de la ballroom scène parisienne depuis qu’elle l’a exportée des États-Unis il y a quelques années.
« C’est pas juste un crew de danseurs qui se retrouvent pour faire des concours de danse, mais une famille au quotidien. Il y a une grosse solidarité dans cette notion de “House”, recontextualise Tiger Saint Laurent de la House internationale Saint-Laurent. Celles qui ont initié ce mouvement ont recueilli des jeunes gamins qui se faisaient jeter de chez leurs parents et elles leur enseignaient la vogue, ça pouvait leur sauvait la vie ! »
Chacune des houses s’affrontent ensuite dans les “balls” organisés par la communauté de la Ballroom Scène, là où se déroulent les performances notées.
Véritable scène artistique, le voguing est un vivier créatif et sportif, véhiculant, en dansant, les messages forts de tolérance, d’inclusion et d’anti-racisme.
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Pour exprimer sa personnalité
« Une amie m’a emmenée dans un ball à New York lorsque j’avais 13 ans. À cet âge-là, on ne sort pas le soir, c’était grisant. J’y ai découvert la liberté !, raconte Lasseindra Ninja. J’avais un parcours académique de danse classique, contemporaine et moderne. Si le voguing a aussi ses codes, c’est une danse plus libre et plus fun. On y laisse beaucoup plus de place à la personne qui danse ! »
Un coup de foudre partagé par Tiger Saint Laurent : « J’ai fait mon grand step dans le voguing avec un immense danseur américain, Grand-Father Ninja Archie Burnett, et j’ai ressenti une grande liberté d’expression, surtout sur ce qui touche à ma féminité. »
Visuellement, ça donne quoi ? Vous voyez la couverture d’un magazine Vogue ? Les mouvements s’inspirent de la pose des mannequins sur papier glacier ou sur podium avec trois styles différents de performances :
« C’est une danse qui prône l’élégance, la liberté et la sensualité, mais il y a trois versions, explique notre chorégraphe et danseuse Lasseindra Ninja. Le old way qui n’est pas du tout féminin (façon simulation d’un sport de combat, ndlr), le new way qui en est la version extrême avec la contorsion, et le vogue fem, le versant bien plus féminin avec des enchaînements très sophistiqués. Moi, je pratique et j’enseigne le vogue fem. »
De son côté, Tiger Saint Laurent est pratiquante de Pop Dip and Spin The Old Way : « C’est la forme de vogue la plus ancienne, celle qu’on voit dans le clip de Madonna avec des poses très statiques. Je pratique et enseigne spécifiquement l’art du Pop (l’action de bloquer), Dip (le fait d’aller au sol) and Spin (le fait de faire des tours). Les intentions ? Précision, style et grâce. Les influences sont les arts martiaux, le style militaire très froid, très tendu et la gestuelle égyptienne hiéroglyphes. »
Le mot d’ordre ? « La personnalité ! C’est elle qui prime dans le voguing, bien avant la technique », résume Lasseindra Ninja.
Une découverte et une explosion du soi dont témoigne Tiger Saint Laurent, qui anime des ateliers de Old Way : « Dans mes cours, j’ai essentiellement des adultes qui ont déjà un background et une gestuelle, même s’ils n’ont jamais fait de danse. Je ne donne pas de conseils généralisés, je vais plus aller appuyer sur des interrupteurs pour qu’ils voient clair en eux et qu’ils pratiquent en fonction de qui ils sont et surtout de ce qu’ils ont besoin de dire ! »
Dans les battles au sein des Balls, l’expression de soi est à son paroxysme. Les juges notent les éléments techniques ainsi que l’intention du « vogue » :
« Sur un runway, on danse pour les juges et contre quelqu’un. C’est vraiment « Que le meilleur gagne » ! confie avec passion Tiger Saint Laurent. Il y a différentes catégories de styles pour la compétition. C’est un peu comme un tournoi de sport, c’est très intense sur le plan sportif. On doit tout donner au juge. Il nous laisse danser jusqu’à ce qu’il estime qu’on est éligible à battler d’autres danseurs. Tu peux être le meilleur danseur au monde sur le plan technique, si tu n’es pas confiant, si tu regardes par terre, c’est mort ! Il faut raconter une histoire, c’est toi qui shine, c’est ton espace, c’est ton moment ! »
Toute la force sociale, politique et intime du voguing rejaillit sur le dancefloor : « C’est toi le meilleur, c’est toi le ou la plus fierce/forte ! C’est complètement l’inverse de ce que tu vis au quotidien et c’est le but : exprimer toutes les violences subies et s’en soulager. C’est thérapeutique », conclut la danseuse.
Le look ? « Il y a une notion de classe et de fierceness (pour force, ndlr) qui est indissociable du voguing. Tu n’iras jamais voguer à un Ball en jogging dégueu et en n’étant pas coiffé, sauf si tu es en entraînement bien sûr ! ».
Une coolness certifiée par Lasseindra Ninja : « Dans mes cours, pas besoin de talons pour le vogue fem sauf pour les confirmés. Une tenue près du corps et des baskets suffit ». Cependant, la Ballroom Scene est « indissociable de la fashion », comme le rappelle Tiger Saint Laurent d’où l’apparition, lors des Balls, d’un défilé de mode façon haute-couture, inspiration première des « Houses ».
Voguer en toute conscience
Le voguing n’est pas forcément réservé à la communauté puisque des cours pour tous niveaux fleurissent en France. Depuis 2014, Lasseindra Ninja, à l’instar d’autres profs invités, prodigue son savoir, une fois par mois, au sein du Carreau du Temple.
Une « popularisation » qu’elle ne voit pourtant pas d’un bon œil – « Je n’ai pas envie que ce soit ouvert à tout le monde car la substance et l’essence pourraient se perdre comme pour le hip-hop devenu trop commercial. » Ce qu’elle contourne intelligemment : « Mais si nous n’apportons pas nous-mêmes cette culture qui est la nôtre, l’histoire sera réécrite sans nous ».
Premier thème du cours de voguing ? L’éducation culturelle : « Donc, comme c’est ouvert à tout le monde, le but est d’abord de faire comprendre aux gens d’où ça sort, à qui ça appartient et pourquoi c’est là. Il y a une importante partie historique dans mes cours. Je me suis rendu compte que lorsqu’il s’agit de danses noires, c’est assez vite vu comme quelque chose de peu technique et fait pour s’amuser. Le voguing est connu parce qu’il passe à la télé, mais on ne respecte pas ses créateurs ou son histoire. »
Même son de cloche chez Marion alias Tiger Saint Laurent : « C’est bien de développer cet art, mais il faut continuer à le protéger car il n’est pas question qu’il y ait récupération. »
Elle donne désormais des cours à Tours dans une ancienne boîte de nuit réhabilitée (« Ça fait beaucoup plus sens que dans une salle de danse… ») après avoir fait sacrément bouger la ballroom scène parisienne et avoir notamment animé un stage au studio de danse Éléphant Paname à Paris l’an dernier : « C’était une démarche assez singulière car le voguing ne vient pas des salles et des structures classiques de population aisée, preuve qu’il s’étend en Europe depuis une dizaine d’années, au travers de cours, de workshops et de stages. »
Sa façon de donner un cours ? « D’abord, des échauffements classiques et puis du freestyle pour expérimenter : les élèves font des passages un par un ou deux par deux pour danser, s’exprimer. C’est comme si on était en club, c’est une danse de clubbing, en fait ! »
Sans oublier les racines historiques, un point important pour elle aussi : « Je commence toujours un atelier en expliquant et en citant culturellement parlant d’où vient le voguing, par qui ça a été créé et pourquoi. Et à chaque fois qu’un nouvel élève vient prendre un cours, je lui demande comment et pourquoi il a atterri là. »
Faire évoluer la culture du voguing
Alors, qui peut pousser la porte d’un cours de voguing sans dénaturer cette danse aux racines identitaires ? Tiger Saint Laurent n’hésite pas une seconde :
« C’est une culture qui vient du milieu afro et latino-américain et qui a été initié par des femmes transsexuelles noires donc, pour moi qui suis blanche, hétérosexuelle cisgenre et européenne, je ne peux pas me permettre d’enseigner le voguing à des gens pour qui ça n’a pas une importance particulière, quasi-vitale ! Même si tu es blanche, cisgenre et hétéro, tant que tu apportes quelque chose de toi-même et pas juste une envie de danser pour le kiff esthétique, ça vaut le coup. Par exemple, si c’est une jeune femme qui s’est fait agresser ou qui, dans son quotidien, a du mal à s’exprimer, c’est pertinent. Réfléchir à tout ça est important parce que c’est ainsi qu’on fait évoluer la culture dans le bon sens. »
Reste l’aspect technique. Se jeter sur la piste ne semble pas si facile. Tout le monde pourtant peut se lancer. Ne jamais avoir pratiqué la danse n’est pas un obstacle.
Mais comme tout effort physique, cela demande de la discipline, comme le rappelle Tiger Saint Laurent : « Même sans niveau, si tu veux pratiquer la vogue, il faut avoir une bonne condition physique et gérer le cardio car il y a beaucoup de demi-niveaux par exemple. »
Même écho chez Lasseindra Ninja qui met l’accent sur l’apport sportif et mental : « Ça demande et/ou ça donne des qualités physiques. Ça fait travailler le cardio et l’endurance et ça agit sur ta personnalité, à savoir la sensualité, la sexualité et la confiance en soi. »
Au final, des calories brûlées, une posture canon et un boost de self esteem non négligeable ! Rien de tel qu’être ÀBLOCK! pour se mettre au voguing…
Tout savoir sur les cours au Carreau du Temple sur leur site dédié
Le compte Instagram de Marion alias Tiger Saint Laurent
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