L’haltérophilie est venue à toi par hasard. Tu avais 10 ans, t’étais dans un centre de loisir du Blanc Mesnil. Le club de la ville cherchait des talents, le coach fait alors appel au président pour savoir si certaines de ses jeunes pousses seraient intéressées et c’est comme ça que tu as découvert la discipline, sans réellement savoir ce que c’était…
Oui, moi l’haltérophilie je ne connaissais pas, je ne savais même pas que ça existait ! Ce qui s’est passé, c’est que le président du centre a adressé un courrier à ma mère dans lequel il lui expliquait que je me débrouillais plutôt bien dans toutes les activité que nous faisions et que j’avais des aptitudes un peu supérieures aux autres.
Il lui a proposé que j’essaie l’haltérophilie et ma mère m’y a emmenée…pour voir.
Tu te souviens de cette première fois ? Tu t’attendais à quoi ?
J’y suis allée sans me poser de questions. Au club, au début, on faisait plein d’activités, on n’a pas eu une barre tout de suite dans les mains. Pour mon entraîneur, il était important d’abord de maîtriser le geste, de développer les qualités nécessaires à la pratique comme la souplesse, l’explosivité avant même d’avoir une barre avec des poids.
Je ne savais même pas que ce que je faisais, c’était de l’haltérophilie ! Pour moi, tout ça c’était simplement des animations, la continuité du centre de loisirs.
Par la suite, on a eu un bâton pour apprendre le mouvement puis une barre de 2 kilos. La barre de compétition est venue avec le temps.
C’est l’entraîneur, Marko Tzanko, ex-coach de l’équipe de Bulgarie et de l’équipe de France, qui t’a donnée envie de poursuivre dans cette voie. Comment s’est-il débrouillé pour que tu continues ?
Il m’encourageait, il me disait que ce que je faisais était bien. Il me donnait la motivation, celle d’aller tout le temps encore plus loin, de faire tout le temps encore mieux.
Ça me faisait du bien de recevoir des félicitations à chaque fois, j’étais contente et ça me donnait envie de continuer et de revenir.
Il semble avoir été déterminant dans ta carrière…
Il était âgé, ça me donnait l’impression d’avoir un papy. Je me suis beaucoup attachée à lui.
Encore une fois, pour moi, l’haltérophilie c’était une activité, mais une activité pour laquelle on m’encourageait, dans laquelle je me sentais bien.
Tout ça me donnait envie de persévérer, de faire plus. On aime bien ce genre de challenge quand on est petit.
Qu’avait-il décelé de si particulier en toi pour te pousser à poursuivre dans cette voie ? Il te l’a dit ?
Il me l’a dit tout de suite. Dès la première fois, il m’a fait comprendre que j’avais des capacités et qu’il fallait que je revienne. Cette première séance, c’était un test. S’il voyait que quelqu’un n’avait pas le profil, ça ne passait pas et les personnes ne revenaient pas.
Au tout début pourtant, ta maman et tes frères n’étaient pas très enthousiastes, ils avaient peur que tu te fasses mal et surtout que tu deviennes trop carrée. C’était une crainte que tu partageais toi aussi ?
Moi, pas du tout ! Lorsqu’on est enfant, on ne fait pas trop la différence entre ce qui est sport de filles et sport de garçons. C’est ma mère plutôt qui avait ce soucis-là. Elle avait vu des images à la télévision, mais mon entraîneur l’a rassurée et elle a laissé faire.
Ce rapport particulier au corps, c’est une problématique que partage aussi ta famille paternelle. Lorsque tu retournes au Cameroun, ton pays d’origine, tes proches sont à la fois très fiers de toi – l’haltérophilie est le 2e sport le plus pratiqué là-bas – mais, en même temps, ils veulent que tu arrêtes parce qu’ils ont peur que ton corps ne devienne trop musculeux. C’est pénible de devoir toujours se justifier par rapport à son propre corps ?
J’avais 16 ans la première fois que je suis retournée Cameroun et, là-bas, c’était un peu plus compliqué. Au Cameroun, l’haltérophilie est le deuxième sport national, c’est vrai, mais ma famille ne connaissait pas, ce n’était pas une discipline qu’elle suivait.
Mes proches savaient que je portais des poids et dans leur tête, ce n’était que ça. Pour eux, j’étais juste une fille baraquée, musclée. Moi je laissais parler, je ne disais rien, j’assumais les critiques.
Comment es-tu parvenue à rassurer ton entourage ?
Mon père m’a dit que si l’haltérophilie me plaisait, il fallait que je continue même si, intérieurement, ce n’était pas trop ça. Il pensait peut-être que, comme j’étais jeune, j’allais m’arrêter vite.
Quoi qu’il en soit, il était plutôt content que sa fille ait un domaine dans lequel ça se passait bien et dans lequel elle se débrouillait bien. C’est quand j’ai commencé à évoluer à haut niveau, que j’ai commencé à avoir des primes, que ma famille en Afrique a pris conscience de l’importance de la chose.
J’avais déjà un physique un peu marqué par le sport mais, les années passant, ils ont compris que ça faisait partie de moi.
Le sport, surtout quand on le pratique à haut niveau, modifie le corps et ce quelque soit la discipline malgré tout, est-ce que ce n’est pas lassant, à la longue, d’être toujours réduite à un corps ?
Oui c’est très vrai, le sport modifie le corps, je l’ai constaté en arrivant à l’INSEP. Avant, lorsque j’étais hors structure, je voyais bien que j’étais beaucoup plus musclée, plus marquée au niveau des bras que les autres filles, mais ça ne me faisait rien, j’étais bien dans ma tête, bien dans mon corps.
Les autres se faisaient des idées, ils craignaient que je veuille me battre, pensaient que j’étais agressive. Moi, je ne faisais pas du tout attention à ça, je ne me justifiais pas.
Au contraire, ça me faisait rire et ça me plaisait. Je leur disais : “Vous avez raison, craignez-moi au lieu de me sous-estimer, je préfère ça“ et je laissais parler.
Durant ta scolarité, tu t’es également essayée au rugby. Dans l’imaginaire collectif, c’est un sport, une fois encore, plutôt masculin. Est-ce que pour toi il existe des disciplines genrées ?
Pour moi, il n’y a pas de sport masculin ou féminin, le sport c’est le sport. Le rugby, j’ai commencé au collège. Le professeur trouvait que j’étais douée par rapport aux autres et il m’avait proposé de m’inscrire dans un club.
J’en ai parlé à ma mère qui a dit “ok“ et a cherché un club. J’ai pratiqué rugby et haltérophilie jusqu’à mes 14 ans.
Qu’est-ce qui fait que tu as préféré continuer l’haltérophilie plutôt que le rugby ?
À l’époque, je jouais avec des garçons et, à 14 ans, on m’a dit qu’il fallait que je change de club pour jouer avec des filles. J’étais petite et je me retrouvais en équipe avec des ados costauds. Pour le club, d’un point de vue du règlement, ce n’était plus correct que j’évolue avec eux. Je devais intégrer l’équipe départementale féminine, mais moi j’étais bien dans mon équipe de garçons, j’aimais l’esprit, l’ambiance du club.
Parallèlement à ça, mon entraîneur d’haltérophilie me mettait la pression. Pour lui, les deux disciplines n’étaient pas compatibles. Il se disait que si je jouais au rugby et que je me cassais quelque chose, je ne pourrais pas être performante à l’entraînement.
Il m’a demandé de choisir entre les deux et, comme j’avais commencé l’haltérophilie en premier, j’ai choisi cette option.
Il y a un autre moment déterminant dans ton parcours, ce sont tes premiers Championnats d’Europe cadet. C’était en 2013 et tu termines 12e. C’est une telle déception pour toi que tu décides de revoir ton rapport à l’haltérophilie et que ça devient vraiment sérieux…
Exactement. C’est à ce moment là que je me suis rendu compte de mes capacités. Je me souviens de cette première sélection. J’étais au collège. Mon entraîneur m’appelle et me dit qu’il me qualifie aux Championnats d’Europe. J’étais choquée. Je lui dis : “Ah bon ?“ et il me répond :“ Je t’avais prévenu que tu irais loin.“
Quand je termine 12e, je me dis que tout ce déplacement pour finir à cette place, ce n’est pas possible ! Je valais mieux que ça, je pouvais faire d’autant mieux que je n’avais pas beaucoup forcé en compétition. En rentrant, j’ai redoublé d’efforts.
Cette Dora-là, motivée, engagée et prête à tous les sacrifices que le sport impose au haut niveau pour atteindre ses objectifs, tu la connaissais avant ou tu l’as découverte ce jour-là ?
Non, je ne la connaissais pas avant. C’est à partir du moment où je suis entrée en équipe de France que j’ai réalisé que je rentrais dans quelque chose de vraiment intéressant.
On sort du cocon du club dans lequel on est bichonné et ça devient beaucoup plus sérieux, beaucoup plus rigoureux, beaucoup plus stressant aussi, mais c’est du bon stress.
Tu donnes l’impression d’avoir emprunté un chemin sans le choisir, un chemin qui, malgré toi, te mène loin…
Oui, c’est le chemin que j’ai emprunté sans vraiment le décider qui m’a fait me rendre compte de l’importance de l’haltérophilie pour moi. Les choses sont venues à moi naturellement.
C’est fou mais ce n’est qu’avec les années, avec le temps qui passe que je prends vraiment conscience des enjeux.
Tes efforts et ta prise de conscience vont payer puisque, en 2014, tu es de nouveau sélectionnée pour les Europe et cette fois, tu décroches le bronze. Qu’est-ce que tu as ressenti ?
J’étais très fière. J’ai toujours eu en moi cette envie d’être bien, forte, brillante. Dès le départ, ce sont les félicitations de mon entraîneur qui m’ont motivée à faire plus et je pense que, dès petite, j’avais ça en moi, l’envie de donner le meilleur, de faire du mieux possible.
Je me souviens d’ailleurs de mes premiers Championnats de France. J’étais en minime et je n’avais pas gagné, j’avais terminé 2e. J’étais tellement triste, au bout de ma vie et je pleurais, je pleurais, je ne savais même pas que je pouvais pleurer autant pour quelque chose !
L’année d’après, je suis revenue et je me suis imposée. Je pense que l’esprit de compétition, le souci de bien faire, je les ai en moi. C’est d’autant plus important qu’en haltérophilie, on n’a pas vraiment un adversaire direct. Tu as un mouvement et l’objectif est de le réussir.
Pour autant, si les sportifs sont généralement prêts à tout pour décrocher une médaille, toi non. En 2014, il y a les Monde junior en Russie, mais tu décides de renoncer pour te consacrer à ton bac que tu vas obtenir avec mention. Les études, c’est la seule chose qui peut te faire renoncer ?
Oui, malheureusement ! Je dis malheureusement parce que, malgré tout, les études restent quelque chose de très important. Ma famille, mon entourage me l’a toujours répété. Le sport c’est bien, on aime ça, mais quand la carrière se termine, c’est compliqué.
Moi, j’ai toujours eu cette idée du double projet sport et études. C’est mon souhait absolu même si les études passent avant. Ça me ferait beaucoup de peine d’arrêter l’haltérophilie pour me consacrer à mes études mais, si je n’ai pas le choix, si je suis au bord du gouffre et que je suis obligée de choisir, je choisis les études.
Tu es en deuxième année de kiné. Il y a deux grosses échéances qui arrivent, Tokyo et Paris, tu serais donc prête à renoncer pour poursuivre tes études ?
Le cas de figure s’est présenté l’année dernière. J’étais en difficulté scolaire et le directeur de mon école m’a proposé de faire une césure afin que je puisse me consacrer à fond à l’haltérophilie avant de reprendre.
J’ai fait le choix de faire une pause pour aller chercher la qualification aux Jeux, une pause, mais pas un arrêt. Les Jeux ont été repoussés d’un an alors j’ai repris me études mais ils devraient avoir lieu en juillet et je pars du principe que je vais faire les deux.
Les Jeux Olympiques, tu connaissais déjà petite ou, comme l’haltérophilie, tu les as découvert accidentellement ?
Quand j’étais petite, je ne savais pas ce qu’étaient les Jeux Olympiques. C’est devenu important pour moi lorsque j’ai su que j’avais des chances de pouvoir y participer.
Jusqu’alors, j’entendais les autres en parler, tout le monde voulait y aller et puis, petit à petit, quand j’ai pris conscience que j’avais les capacités pour les faire, je me suis dis : “Dora, il faut que tu t’intéresses à ce truc-là aussi“. C’est comme ça que le goût et l’envie d’aller aux Jeux sont venus. C’est la seule compétition que je n’ai pas encore faite et si je n’y participe pas, ça me manquera.
Tu n’es pas encore qualifiée pour Tokyo, comment ça va se passer ?
Il manque une compétition qualificative. Elle devait avoir lieu en avril dernier aux Championnats d’Europe, mais tout a été reporté alors on attend.
Toi qui vis la vie comme elle se présente, tu l’imagines comment l’après-carrière. Il y aura forcément du sport au menu ?
Je ne sais pas. Je vais voir, mais je pense que oui. On se dit toujours que, quand on va s’arrêter, ce sera bien. Mais je pense que si j’arrête l’haltérophilie, au bout d’un mois je me retrouve en salle…c’est obligé !
- Dora Tchakounté vient tout juste de terminer sa compétition aux Jeux Olympiques de Tokyo et elle a bien failli rapporter une médaille à sa délégation. Il s’en est fallu de peu : d’1 petit kilo, mais qui a fait la différence et a donné la médaille de bronze à la Japonaises Andoh (213 contre 214 kilos à l’épaulé jeté).
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