Tu as été sacrée cinq fois championne du monde et ce, dans toutes les disciplines du cyclisme… Comment as-tu commencé le vélo et pensé à en faire de la compétition ?
Étonnamment, ma mère, qui est pourtant cycliste, ne voulait pas que je fasse de vélo ! Elle trouvait ça trop masculin, donc pas assez féminin. Elle a décidé de m’inscrire en patinage artistique. J’avais 5 ans et je n’y suis pas restée longtemps. J’étais souvent révoltée par le côté subjectif du résultat, qui dépendait du jugement d’un jury : j’étais dans la même catégorie que la fille de l’entraîneur et je trouvais qu’elle ne patinait pas aussi bien qu’elle était notée.
Alors, j’ai convaincu ma mère de me laisser essayer le vélo. Ça m’a plu tout de suite ! Dès toute petite, j’étais une teigne, je ne lâchais rien, comme ma mère. Je prenais des palettes dans le jardin et faisais des circuits de cyclocross avec, j’étais vraiment un garçon manqué et j’ai toujours adoré m’entraîner.
Petite, était-ce un milieu qui te paraissait ouvert aux filles ? Et aujourd’hui, ressens-tu un manque de reconnaissance du cyclisme féminin ?
Comme ma mère roulait à vélo, je n’ai jamais ressenti la moindre forme d’exclusion du milieu cycliste sous prétexte que j’étais une fille. Et ça continue aujourd’hui. Je n’ai jamais ressenti cette différence comme une injustice… Ce qui ne veut pas dire que l’injustice n’existe pas !
Mais, de mon côté, je n’ai jamais vécu la différence homme-femme comme un problème. Je fais du vélo, mais je n’ai pas l’impression d’être sous-considérée sous prétexte que je suis une femme. Et je ne me reconnais pas tellement dans la revendication de quelque chose qui devrait nous être donné, je suis plutôt du genre à aller le chercher moi-même.
Il me semble que se victimiser ne fait qu’amplifier la situation, en pointant – et donc quelque part en plaçant – les athlètes féminines dans une position de faiblesse. On compare souvent le cyclisme féminin et son homologue masculin, mais pour moi, ça n’a rien à voir !
On ne pourra pas physiquement rivaliser avec la puissance masculine, on ne développera jamais les mêmes watts, et alors ? C’est OK, il faut faire de nos différences notre force. Je crois que c’est simplement la prise en compte à part égale de nos différences qui importe.
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Le 25 octobre, pour la première fois, le Paris-Roubaix sera également féminin, une bonne nouvelle ?
Oui, c’est évidemment une excellente chose de voir le Paris-Roubaix se féminiser. C’est dans l’air du temps ! On le voit avec d’autres grandes épreuves, et c’est bien.
Qu’est-ce que ce sport te procure ? Est-ce qu’il t’a aidé dans ta vie de femme, rendue plus forte ?
Il me donne avant tout une sensation de liberté ! Après un entraînement, je me sens bien, j’ai éliminé les émotions et les pensées négatives, c’est une sorte de machine à laver !
Clairement, que l’on soit une femme ou pas, le sport est une belle école de la vie, il apprend des valeurs importantes et c’est tellement dur que ça nous permet de rester humbles et de goûter aux efforts de la vie.
En 2014, tu deviens la première Française championne du monde sur route depuis Jeannie Longo en 1995, tu as ressenti quoi à ce moment-là ?
Ça n’a pas changé ma vie ni ma façon de me voir et encore moins d’être, mais c’est vrai que lorsqu’on devient championne du monde, il y a ce côté irrémédiable : on rentre forcément dans l’histoire car tous les champions du monde ont leurs liserés arc-en-ciel à vie sur leurs tenues. C’est écrit, gravé !
Depuis des années, tu accumules les grandes et belles victoires dans toutes les disciplines, en VTT, marathon, route et cyclo-cross. Qu’est-ce que représente la compétition et le fait de gagner pour toi ?
Avant, j’avais vraiment en tête de m’entraîner pour gagner. Je voulais réussir toutes les courses auxquelles je participais, je m’attachais vraiment aux résultats. Maintenant, je suis plus dans la passion du sport, je fais du vélo car j’aime mon sport et les sensations qu’il procure. Je m’attache à me faire plaisir car, parfois, on peut gagner sans prendre de plaisir…
Et ça n’est pas la même satisfaction, alors que tu peux faire 2e ou 3e en t’étant régalée si tu as donné le meilleur de toi-même, quel qu’il soit !
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En quoi la pluridisciplinarité dans ce sport est importante pour toi ?
Premièrement, parce que j’aime tout faire. J’aime changer, aller faire de la route et le lendemain prendre mon VTT. C’est beaucoup moins routinier. Le fait d’aller à l’entraînement tous les jours n’est pas rébarbatif, c’est comme si je découvrais à chaque fois une nouvelle discipline, un nouvel entraînement… Bref, j’adore switcher !
Ensuite, chaque discipline apporte à l’autre : avec la route, je travaille la puissance, l’endurance ; en VTT, je me renforce au niveau technique, en matière d’explosivité, c’est super complémentaire !
Il y a toujours des coups durs dans une carrière sportive… À quel moment as-tu failli « chuter » du vélo ?
C’était lors de mon abandon aux Jeux Olympiques de Rio. Les enjeux étaient énormes, comme la pression. Tout le monde me considérait comme la favorite, celle qui devait gagner. Alors que moi, je savais que je n’étais pas au mieux de ma forme.
Je ne savais pas encore ce que c’était exactement, mais mon endofibrose iliaque m’handicapait terriblement en me privant de ma pleine puissance au bout de quelques dizaines de minutes en selle. Je ne pouvais pas donner le meilleur de moi-même. Je ne me reconnaissais plus sur un vélo. Et je ne savais pas d’où ça venait. C’était vraiment terrible !
Après cette course, j’ai failli abandonner le vélo. Mais c’est aussi ce qui m’a permis de voir à quel point j’aimais ça. Simplement.
Et la beauté du sport, c’est la renaissance… Ta remontée, c’était quand ?
Ma victoire aux Championnats du monde de Mont-Sainte-Anne, en 2019. Ça venait dire que j’étais de retour, malgré Rio – ou grâce à ça ! J’avais accepté de repartir de zéro, de revenir petit à petit…
Donc oui, j’ai été heureuse de gagner, car je me sentais enfin de nouveau pleinement moi-même, physiquement et mentalement. Peut-être même plus encore qu’avant !
Et la course a un peu résumé mes dernières années : une chute au départ, je me suis relevée, je ne me suis pas découragée, et j’ai entamé la remontée, une place après l’autre, jusqu’à la victoire.
Effectivement, en 2019, tu décroches deux titres mondiaux en VTT – la presse te décerne le titre de « Championne des Championnes ». Comment fais-tu pour rester au top niveau ?
Je me remets tout le temps en question, même quand je gagne. C’est fatiguant, mais ça me permet d’avancer. Surtout ces dernières semaines, je me demande ce que je peux faire car je sens que je manque de rythme en course, donc j’analyse entièrement ce qui ne va pas assez bien.
J’ai vraiment cette faculté-là, et c’est pour ça, qu’après une course, je suis rarement pleinement satisfaite, je vais toujours voir le petit truc qui ne va pas et donc je ne savoure pas totalement. Car je me dis : “Ça peut être mieux encore ”… Et c’est un peu dangereux.
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À quoi penses-tu quand tu es au cœur d’une course ? As-tu un mantra pour te motiver ?
Je n’ai pas vraiment de phrase à me répéter en boucle… Je m’attache plutôt à mes sensations, et c’est intéressant, parce que je me dis que quand j’ai moins mal aux jambes, c’est que je ne force pas assez, que je ne vais pas assez vite.
Donc je vais chercher cette douleur comme un repère. Quand je ne la tiens plus, je lève le pied deux secondes pour récupérer… puis j’y retourne ! Avoir mal aux jambes le plus possible, c’est ça mon mantra !
Les JO ont dû être reportés, comment as-tu vécu ce confinement et cette déception ? C’est la seule médaille qui manque à ton palmarès…
Le report des Jeux a été, pour moi, un soulagement ! Premièrement, parce que tous les athlètes n’étaient pas confinés de la même manière et que je trouvais que ça n’assurait pas l’équité entre nous, ce qui est crucial sur une épreuve comme celle-ci. Ensuite, parce que le confinement a été l’occasion de renforcer ma motivation à l’entraînement.
Je ne vais pas dire qu’il n’y a eu que des bons jours, mais j’espère en avoir pris le meilleur. Oui, la médaille olympique ne fait pas encore partie de mon palmarès, mais j’ai envie de dire : heureusement qu’il manque quelque chose, sinon ce serait triste !
Tes objectifs sportifs pour la saison à venir ?
Réaliser une belle fin de saison, les mondiaux en Autriche, les France… On sait tous que 2020 est un peu une année de transition et il faut l’aborder positivement sans perdre trop de rythme.
Que dirais-tu à des jeunes filles qui veulent se mettre au vélo mais qui n’osent pas se lancer ?
C’est une bonne question. Il faut savoir pourquoi elles ne veulent pas se lancer : est-ce qu’elles ont peur de ne pas réussir, peur sur la route ?… Ensuite, l’important est de ne pas se dégouter, il y a toujours un point de départ, il faut y aller progressivement.
Si tu fais un quart d’heure ou vingt minutes de vélo, c’est déjà ça de pris ! Et puis, il faut commencer par des circuits pas trop difficiles, trouver les plus ludiques : une bosse à faire plus vite ou une sortie plus longue… Surtout, il faut que ça reste un amusement !
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- Ouverture ©Jean-François Muguet