La grande majorité des spectateurs massés dans les tribunes de l’Olympic Oval de Calgary le savent : ce samedi 27 février 1988, c’est une page de l’histoire des Jeux Olympiques qui est en passe de s’écrire et ce, sous leurs yeux !
Un rendez-vous extraordinaire dont l’issue va se jouer entre deux protagonistes, deux femmes. D’un côté, une Américaine, Debra Janine Thomas, plus connue sous le nom de Debi Thomas, et de l’autre, une Allemande de l’Est, Katarina Witt.
Deux sportives d’exception qui, depuis trois hivers déjà, n’ont de cesse de se disputer les honneurs sur les patinoires du monde entier.
Au nombre de titres, avantage à l’Européenne. À 22 ans, celle que la presse surnomme « le plus beau visage du socialisme » a été sacrée par trois fois déjà aux Championnats du monde (1984, 1985, 1987).
La seule couronne qui lui ait échappé est celle de 1986 et c’est sa rivale de l’Ouest qui s’en est emparée.
En cas de succès au Canada, Witt, championne olympique sortante, pourrait non seulement prendre sa revanche sur Thomas mais également s’inviter dans les traces de la Norvégienne Sonja Henie, seule patineuse à avoir réussi le tour de force de conserver le titre suprême.
« Le plus beau visage du socialisme » alias Katarina Witt
Debi Thomas, elle aussi, joue gros. La native de Poughkeepsie, dans l’État de New York, 20 ans, patine depuis ses 5 ans, mais s’est révélée il y a deux ans à peine sur la scène US.
Première Afro-Américaine de l’histoire sacrée championne des Etats-Unis en patinage artistique, elle a confirmé, dans la foulée, son immense talent en mettant le monde à ses pieds… aux dépends de Witt !
Une place dans le trio de tête à Calgary lui permettrait d’asseoir un peu plus sa légende naissante en devenant la première sportive noire, toutes disciplines confondues, à remporter une médaille olympique aux Jeux d’hiver.
L’enjeu est phénoménal, la pression plus encore. Malgré tout, Debi Thomas est confiante. Des mois qu’elle s’entraîne pour cette échéance aux côtés d’Alex McGowan, le coach de toujours, et de Robin Cousins, champion olympique en 1980.
Une aventure à laquelle ont également participé l’immense Mikhail Baryshnikov, considéré comme l’un des plus grands danseurs de tous les temps, et George de la Pena, l’un de ses chorégraphes.
Un cocktail détonnant qui lui a permis de prendre, d’emblée, la première place du classement général.
En tête sur Witt à l’issue des figures imposées et du programme court, l’Américaine n’est plus qu’à quatre minutes du sacre suprême.
Quatre minutes ! Une poignée de secondes fugaces ou une éternité, c’est selon, qu’elle s’apprête à égrener sur un air d’opéra, le somptueux Carmen de Bizet.
Ironie du sort, sa concurrente s’est entichée du même morceau. La faute à pas de chance. Le public de Calgary aura donc droit à deux Andalouses. Les neuf juges également.
C’est Witt, programmée en avant-dernière position, qui donnera le « la ». Debi Thomas, elle, fermera le bal.
La prestation de la Berlinoise est à la hauteur de l’évènement. Envoutante, ensorcelante, elle réalise un quasi sans-faute. Un triple boucle piqué devenu double à déplorer, pas plus.
Debi Thomas, qui a assisté à la démonstration, sait qu’elle a les ressources pour aller la chercher. Moins charmeuse peut-être, mais bien plus athlétique et surtout, tout aussi guerrière. Du moins jusqu’à ce soir de février.
Le passage de Witt l’a ébranlée. Au moment de pénétrer sur la glace, elle semble ailleurs, perdue dans ses pensées. Première combinaison, premier couac. La réception est hésitante, mais la protégée d’Alex McGowan se reprend.
L’or olympique est encore à portée et elle tente, vaille que vaille, de poursuivre son récital. Avant de trébucher de nouveau. Deux faux-pas au total qui vont rapidement devenir quatre.
Désespérée, Debi Thomas n’y est plus. Et la tant attendue « bataille des Carmen » va finalement tourner court. Quatrième du programme libre, l’Américaine doit se contenter du bronze derrière Witt et la Canadienne Elizabeth Manley.
Une contre-performance qui lui vaut néanmoins d’entrer de plain-pied dans l’Histoire et de sa discipline et des Jeux Olympiques.
Première athlète noire à s’inviter sur le podium d’une discipline qui, jusqu’alors, n’avait sacré que des athlètes blancs, Debi Thomas, Carmen malheureuse, a réussi le tour de force immense de porter un coup fatal aux stéréotypes.
Et si, depuis elle, aucune autre patineuse noire n’est parvenue à intégrer le trio de tête olympique, l’Américaine a néanmoins permis à nombre de petites filles d’oser, enfin, pousser les portes d’une patinoire, sanctuaire qu’elles pensaient, jusqu’alors, réservé à d’autres.
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