« Toute petite déjà, j’étais une vraie pile électrique. J’ai commencé à pratiquer l’équitation très tôt et ça m’a passionnée tout de suite.
Par la suite, je suis venue au tennis. Mes parents y jouaient et c’était une manière de faire un autre sport. Plus tard, il y a eu le vélo et l’aviron.
Pour l’aviron, j’ai longtemps hésité à franchir le pas mais, une fois que je l’ai fait, c’est devenu, là encore, une passion dévorante. C’est un sport exceptionnel.
Quand je pratiquais ces activités, plus jeune, j’évoluais dans un milieu qui n’était pas l’école et je n’y fréquentais plus les mêmes enfants. Le sport m’a permis de créer d’autres liens.
C’est grâce à cela que l’on a commencé à me juger pour qui j’étais. Je n’étais plus la fille du professeur, la fille de la maîtresse mais Servane, une sportive comme les autres. Le regard des autres me pesait moins.
Le sport m’a également permis de maîtriser mon corps. J’étais, ce que l’on appelait à l’époque, un garçon manqué, sans aucune attirance pour tout ce qui est féminin.
Cette féminité, je ne la redoutais pas, je la boudais complètement. Si j’avais pu naître garçon, ça aurait été cool.
Le sport, en ce sens, m’a permis de me construire et psychologiquement, et physiquement.
Je ne sais pas quand mon comportement a basculé dans l’addiction. C’est comme pour un alcoolique ou un fumeur. Un fumeur ne passe pas d’une cigarette à un paquet par jour, c’est progressif. C’est quand il en est à deux paquets quotidiens qu’il se rend compte qu’il y a un problème, qu’il est allé trop loin.
C’est la même chose pour l’alcool, du moins j’imagine. On ne passe pas d’un verre par jour à une bouteille du jour au lendemain.
L’addiction au sport, c’est exactement pareil. Au départ, j’avais besoin de faire du sport presque tous les jours. Même si, pour certains, une heure de pratique quotidienne peut paraître beaucoup, ça restait tout à fait raisonnable. C’est monté petit à petit.
Ceci étant, quand on est bigorexique, on sent qu’il y a quelque chose qui ne va pas. Ça ne se résume pas à une seule histoire de quantité parce que, moi, même encore aujourd’hui, j’ai besoin de faire beaucoup de sport.
On se rend réellement compte que quelque chose ne va pas quand on va faire une séance tout en sachant qu’il y a un danger, quand on n’en a pas du tout envie mais que l’on y va quand même. À ce moment-là, ce n’est plus du sport pour le plaisir, ça devient un besoin.
La bigorexie, en ce sens aussi, est une saloperie. Se forcer à faire du sport est un comportement partagé par beaucoup mais, dans mon cas, c’est tous les matins, 365 jours par an.
Or, quand les gens te voient à vélo alors qu’il fait mauvais, ils te disent que tu es courageuse et ce regard-là, bienveillant, n’aide pas. C’est tout sauf du courage, c’est un impératif : il faut que j’aille faire du sport et tant pis si je suis crevée.
Quand les gens ramènent ça à de la force de caractère, je leur dis que non, je ne suis pas forte, je suis complètement con parce que j’étais fatiguée, que je manquais de lucidité et que je risquais l’accident.
Des accidents, j’en ai eu trois et, chaque fois, j’ai été immobilisée. Quand je suis empêchée de pratiquer, c’est l’enfer, le malaise est physique. Moi qui, en plus, ai énormément besoin d’être en extérieur, je ne pouvais plus sortir.
J’ai vécu ces moments comme une double peine. Psychologiquement, c’est une catastrophe. Je perds tous mes repères, je deviens irritable, je suis totalement sur les nerfs.
Aux pires périodes de mon troisième accident, j’ai même refusé toutes les visites parce que je savais que j’aurais été invivable.
Jusqu’à ce que mon livre* sorte, personne autour de moi ne savait que je faisais autant de sport. C’est aussi ça le propre du bigorexique.
Par exemple, si en rentrant le matin chez moi, je croise un voisin et qu’il me demande si j’ai fait beaucoup de vélo, je sais que si je réponds « Oui, j’en ai fait trois heures et j’ai parcouru 70 kilomètres », il va me prendre pour une cinglée et peut-être qu’il aura raison.
Par conséquent, je ne le dis pas. Je dis simplement que j’ai fait du vélo mais je ne donne pas de kilométrage. C’est pareil pour tous les bigorexiques. Rien que ce comportement-là signifie que l’on sent, quelque part, qu’il y a un problème.
Au quotidien, cette pathologie est handicapante. Certains bigorexiques perdent des contrats ou des boulots à cause de ça. Moi, ça n’a jamais été le cas. Je n’exerce pas en qualité de salariée.
Le sport me permet de faire un break, de réfléchir, de me régénérer mais, je l’ai toujours dit, le sport ne sera jamais prioritaire sur mon boulot. Si je dois sacrifier une heure de vélo pour le travail, je le fais.
Ça a aussi des conséquences sur la vie sociale. Moi ça m’est égal. Je n’ai pas beaucoup de relations sociales en dehors de l’aviron et du vélo et ça ne me manque pas.
Cela étant, est-ce que je me dis que ça ne me manque pas parce que je fais plein de sport ou est-ce que c’est précisément parce que j’ai peu de relations sociales que je rebascule à fond dans le sport ? C’est l’histoire de la poule et de l’œuf, mais je n’ai pas l’impression d’en souffrir.
La bigorexie est une pathologie reconnue depuis 2011. Est-ce qu’il existe des solutions pour s’en défaire ? Je ne sais pas.
Les thérapeutes avec qui j’en ai parlé ne connaissent pas le phénomène. Quand je leur demande si quelqu’un est venu pour ça en thérapie, la réponse est donc évidemment non.
J’imagine cependant que, comme pour n’importe quelle addiction, une prise en charge thérapeutique peut aider mais, là aussi, il faut d’abord en soigner la cause.
Me dire : « Je vais arrêter d’être bigorexique » est déjà un grand chemin de parcouru. Je me qualifie dorénavant de « bigorexique raisonnable », ce qui signifie que j’ai gommé tous les comportements dangereux comme partir à vélo alors que je dors devant l’ascenseur par exemple.
La semaine passée, il avait gelé et il y avait un risque de verglas. J’ai laissé mon vélo, j’ai pris mes baskets et je suis allée marcher tranquillement dans le bois. Tous les copains ont roulé ce matin-là, je me suis fait chambrer mais je m’en fiche et j’assume. Je suis même fière de moi de ne pas y être allée car il y avait un risque.
Aujourd’hui encore, je fais cinq heures de sport par jour et je conçois que c’est beaucoup, trop certainement pour certains. Je ne lutte pas contre mais, si je n’ai pas envie, que je suis fatiguée ou qu’il fait trop mauvais, je n’y vais pas, ce qui n’arrive, honnêtement, que très rarement.
Écrire mon livre a été compliqué. C’était difficile de me livrer et j’ai dû m’arrêter deux fois parce que ça remuait trop de choses. Je l’ai fait néanmoins parce que ça correspondait à une étape. Ça voulait dire que j’avais assumé et que, dorénavant, il fallait que j’arrête mes conneries.
Ce livre était important aussi pour dire que la bigorexie existe, pour mettre en garde les autres. Je n’ai eu que des retours positifs des lecteurs.
J’ai reçu, par exemple, un superbe témoignage d’une lectrice qui était en plein dans l’anorexie-bigorexie – les deux vont souvent de pair – et qui m’a écrit pour me dire que je l’avais sauvée parce que, grâce à moi, elle était allée voir un thérapeute et qu’elle s’en était sortie.
Pour ma part, avec l’âge, tout cela se calme un peu même si j’ai toujours beaucoup d’énergie à revendre et que je ne tiens pas trop en place. À presque 50 ans, je n’ai toujours pas confiance en moi et le sport continue de m’apporter l’équilibre psychologique dont j’ai besoin.
Je sais que, avec les années, le corps vieillit et j’y pense. En vélo, ça va, mais en aviron, un sport qui demande énormément de souplesse et de dynamisme, je sens que certaines choses deviennent plus difficiles.
Pourtant, ça ne m’inquiète pas. Tout cela va venir progressivement. Si, un jour, il faut rouler deux heures au lieu de cinq, ce sera dans la logique des choses.
Si je suis capable, quand je suis en pleine forme, de troquer une sortie à vélo par une sortie marche tout ira bien car, de toute façon, je ne me vois pas rouler cinq heures par jour jusqu’à 80 ans ! »
* Servane Heudiard, « le Sport, ma prison sans barreaux : témoignage d’une sport-addict », éditions Bold