Manon Apithy-Brunet« Après deux années difficiles, il fallait que je retrouve le mode conquête. »

Manon Brunet-Apithy : « Après deux années difficiles, il fallait que je retrouve le mode conquête. »
Elle vient de décrocher l'or aux JO 2024. Dans la vie, elle est maréchale des logis au sein de la gendarmerie. Mais dans la vie, elle est aussi une sabreuse de haut vol. Double médaillée de bronze aux JO de Tokyo, Manon Apithy-Brunet avait déserté les pistes pour cause de blessure à l’épaule. La voilà de retour en force après un titre européen et aux Jeux de Paris. Nous l'avions rencontrée alors qu'elle s'apprêtait à disputer les Mondiaux d’escrime à Milan l'an dernier. Rencontre avec une fille coriace qui tire plus vite que son ombre.

Par Sophie Danger

Publié le 25 juillet 2023 à 15h29, mis à jour le 29 juillet 2024 à 22h07

Le sport, tu es tombée dedans toute petite. Ta mère est championne de France en barque, ton père est footballeur, il est passé par l’équipe des jeunes de l’Olympique Lyonnais. Pratiquer un sport était une obligation pour toi ?

Mes parents étaient tous les deux sportifs, ils n’évoluaient pas au haut niveau mais il reste que, pour eux, être bien dans sa peau et avoir une bonne hygiène de vie passait par le fait de faire du sport. C’est comme cela qu’ils se sont construits en tant qu’êtres humains et il était logique que je fasse également du sport. Ils ont très vite vu que j’aimais ça et que j’avais des aptitudes.

J’ai commencé par la natation pour apprendre à nager et après, le but était de trouver un sport que j’aimais, j’ai fait de la danse, du taekwondo… J’aimais faire du sport mais, en général, je n’aimais pas soit le sport en question, soit l’ambiance du club. Pour la danse, il n’y avait pas assez de liberté, j’aimais bien le taekwondo mais quand on est petit, on ne peut pas trop se taper, la pratique se limite à des exercices et ça, ça ne me plaisait pas trop.

Mon père m’a proposé le handball je crois mais, à cette époque, une des mes copines s’était mise à l’escrime, j’ai demandé à essayer.

Tu commences l’escrime à 8 ans parce que la tenue te fait envie. Elle avait quoi de mieux que ta tenue de danse ?

Je crois que ce qui m’a plu dans la tenue, c’était le masque. J’étais assez timide petite, je me suis dit que je pouvais être une sorte de super héroïne derrière ce masque, que je pouvais être qui je voulais.

J’ai aussi aimé l’ambiance du club. On arrivait là-bas, c’était des jeux pour s’échauffer, j’ai vite trouvé ça cool. Je n’y allais pas pour faire du sport mais pour voir des amis, pour rigoler.

Contrairement aux autres disciplines que tu as pu pratiquer avant, l’escrime n’était pas un sport rébarbatif, c’est ça ?

En réalité, ça devient vite rébarbatif car l’entraîneur veut que l’on travaille mais au début, oui, c’est ça. Tu viens d’abord pour t’amuser et, dans un deuxième temps, pour faire de l’escrime.

Tu as quelques aptitudes pour le sabre et ça ne passe pas inaperçu. Dès tes débuts, tu te démarques en compétition. En 2010, à 14 ans, tu es repérée et tu pars t’entraîner à Orléans. Quitter Rillieux, le club de tes débuts, est difficile. Qu’est ce qui t’a poussée à partir malgré tout ?

Au début, quitter Rillieux ne me faisait pas trop peur, c’est une fois partie que ça a été compliqué parce qu’on ne se rend pas forcément compte de ce que c’est d’être tout le temps loin de sa famille.

L’idée d’aller faire du sport presque tous les jours, je trouvais ça vraiment cool : j’allais avoir des horaires aménagés, j’allais pouvoir faire des compétitions à l’international, c’était ça mon projet. J’étais très enthousiaste quand on m’a parlé d’Orléans, ce sont plus mes parents qui ont essayé de me calmer, de me montrer tous les points négatifs qu’il y avait à partir loin.

On a fait une liste ensemble et, dès qu’il y avait un point négatif, je leur disais que ce n’était pas grave, que j’allais me débrouiller comme ci ou comme ça. Quand ils ont vu que j’avais toujours quelque chose à dire à chaque « contre », ils se sont dit que j’avais vraiment envie de partir là-bas et que j’étais prête.

©Margaux Noée

Prendre la décision de partir loin de ta famille à seulement 14 ans ça prouve malgré tout que tu avais une certaine maturité, tu avais envie de jouer ta carte à fond ?

Oui, même si je ne me disais pas encore que je voulais devenir professionnelle, j’adorais l’escrime, j’avais cette possibilité de pouvoir en faire tous les jours et, potentiellement, un jour, peut-être la possibilité de pouvoir intégrer l’équipe de France. J’avais envie de toucher l’international, c’était le rêve.

Comment se sont passés les débuts à Orléans ?

Au début, moi qui suis fille unique, vivre dans un internat où on est quatre en chambre, vivre loin de mes parents alors que j’étais une vraie fi-fille à papa-maman ça m’a fait bizarre, mais on prend le rythme.

Il y a des moments où ça peut être un peu difficile, difficile dans ton sport, difficile à l’école, difficile avec les copains-copines, on se retrouve un peu tout seul mais ça fait grandir très vite.

Quelques mois plus tard, tu intègres l’équipe de France juniors. Qu’est-ce que tu as ressenti ?

J’arrive à Orléans en seconde, j’étais en cadette première année et je rentre en équipe de France cadets. L’année d’après, je suis cadette deuxième année, je rentre en équipe de France juniors et je participe à une ou deux compétitions séniors au cours de la même année. Tout se passe très très vite, je n’ai même pas le temps de me dire que j’ai envie de devenir professionnelle que ça me tombe un peu dessus, c’est trop cool.

En cadet, je gagne tout en national. À l’international, je monte sur les podiums mais je rate mes Championnats d’Europe, on fait une médaille par équipe. En cadet 2, même chose, je ne réussis pas mes Championnats d’Europe et pourtant je suis chez les juniors, mais toute l’année je réussis sur des compétitions internationales et l’entraîneur sénior me dit : « Viens essayer chez les grands ». Chez les grands, je ne me débrouille pas trop mal, alors on me dit : « Viens à l’INSEP ».

Tu joues sur deux catégories, les juniors et les séniors, tu es surclassée et en avance de trois ans. Tu as parfois eu la sensation de sauter des étapes ou tu étais ravie de jouer sur deux tableaux ?

À ce moment là, je suis une enfant, je me dis simplement que j’ai beaucoup de chance. Ce n’est pas difficile de jouer sur deux tableaux, du moins, c’est facile quand tu vas chez les grands parce que tu es encore petite et tu te dis que tu as le droit de rater. Le seul stress est qu’il ne faut pas trop rater car tu as envie d’y retourner, mais c’est du kiffe.

La suite logique c’est l’INSEP donc. Tu y entres en 2013, à 17 ans, tu vas y rester jusqu’en 2021. Le fait d’être surclassée, ça signifie que l’on met beaucoup d’espoir en toi, ce n’est pas aussi beaucoup de pression, surtout à cet âge ?

Quand on me dit de venir en équipe de France, je suis passée devant plein de filles qui pensaient que c’était à leur tour donc il y a eu quelques difficultés pour être acceptée. Tu es la petite jeune, tu viens, tu passes devant, ça ne plaît pas trop mais, en même temps, il faut que tu y ailles à fond parce que tu sais que beaucoup aimeraient être à ta place.

Moi à ce moment-là, je doute, je me demande si je dois être là et je sais qu’il faut que je donne mon maximum. C’était plus ça le stress au début, se dire qu’il faut que je me donne à fond car je ne suis pas censée tirer, je suis censée être remplaçante. Puis, finalement, on me fait tirer.

L’équipe de France sénior t’ouvre ses portes à 18 ans, un an après ton arrivée à l’INSEP…

J’arrive en junior 1 à l’INESP et à la fin de l’année, on me dit que je vais faire le championnat séniors. Ça se passe bien, on fait nos premières médailles par équipe, je pleure sur le podium et je me dit que je veux faire ça toute ma vie.

L’année d’après, il y a le stress de me dire que je veux y retourner et l’entraîneur me dit que les Jeux sont dans deux ans, que l’on va faire un petit pari : je vais arrêter de faire les compétitions juniors toute l’année, je me concentre sur les championnats pour potentiellement aller aux Jeux, ce qui n’est pas certain. Moi, je suis d’accord pour tenter.

Je rate mes championnats juniors, je suis vice-championne du monde juniors, ce qui n’est pas trop mal, ma saison séniors est horrible mais je parviens quand même à rentrer dans l’équipe. Et puis l’année d’après, c’est l’année des Jeux, tout se goupille très bien, je pensais être la quatrième, je passe troisième, je suis sélectionnée pour les Jeux. Je termine quatrième, ce qui est une énorme déception mais il y a tellement de joie à me dire que je suis arrivée en demi-finale, plein de choses se mélangent.

Avant les Jeux, il y a les Europe de Strasbourg en 2014 où tu rapportes l’argent par équipe, puis les Monde de Kazan, même métal, par équipe une fois de plus. En quoi ont-elles été fondatrices ces deux épopées pour toi ?

Aux Europe, je fais quarts de finale en individuel, ce que je n’avais pas du tout prévu et je me dit : « Wahou, c’est trop cool ! ». Par équipe, je ne tire pas de la journée mais j’ai tellement été à fond dans le truc que je prends la médaille pour moi aussi et je pleure parce que j’ai ma première médaille internationale.

Mais, ce qui a vraiment changé mon regard sur moi et sur l’escrime, ça a vraiment été les Monde.

Comment se sont-ils déroulés ?

J’étais encore remplaçante et, dès le premier match, le coach me fait rentrer. Je remonte un peu, on gagne. Ensuite, on prend les Russes, numéro 1 mondiales, favorites, et mon entraîneur me dit que je vais faire le dernier relais. Je passe d’une situation où je ne tire pas du tout à une situation où je dois mettre le dernier point.

Je me demande ce qu’il me raconte, je panique, je me demande ce qu’il se passe. Une de mes coéquipières me prend à part, me dit de ne pas m’inquiéter, que je suis forte ce jour-là, que l’on a rien à perdre, qu’il faut que j’y aille à fond.

Je fais un match incroyable, je suis dans le flow. Je commence à mettre deux ou trois touches et à hurler dans tous les sens. Là, je me dis qu’il faut que je me calme, que je me concentre, j’étais ridicule. Je mets la dernière touche, je regarde les filles, elles me disent toutes : « Mais qu’est-ce que tu viens de faire ? ». Là, on est demi-finale et tout ce que je viens de ressentir est incroyable. On rechange l’ordre, on arrive en finale, je ressors et on est vice-championnes du monde. C’est mon premier plus gros souvenir !

En 2016, tu es donc retenue pour participer aux Jeux Olympiques de Rio. Il représentait quoi pour toi ce rendez-vous ?

Ça faisait deux ans qu’on en parlait, j’avais vraiment envie d’y aller. Pour moi, c’était le rêve d’aller aux Jeux Olympiques. J’étais hyper heureuse jusqu’à ce qu’on arrive au Brésil et que le stress ne monte vraiment.

Lors des derniers entraînements avant ma compétition en individuel, je ne fais que pleurer car quand je stresse, je pleure ! Je me trouvais nulle, mais je me disais que j’avais quand même gagné des matches durant l’année, qu’il fallait que j’y aille, que je n’avais rien à perdre, mais j’étais en panique.

Le matin de mon entrée en lice, dès la leçon je me dis qu’il y a un truc bizarre : je n’avais jamais fait une leçon aussi parfaite de ma vie. C’est comme si je savais tout faire. Lors de mon premier match, j’ai un peu de stress, mais je gagne. Deuxième match, je prends une fille qui a un an de plus que moi et que je n’ai jamais battue de ma vie. Je commence à perdre et le coach m’engueule à la pause, mais il m’engueule à me faire pleurer.

On a une minute de pause, je remets mon masque vingt secondes avant, les larmes aux yeux, mais comme il a touché mon égo, j’envoie les chevaux et je la bats. Là, je me dis : « C’est incroyable ce qui se passe, je suis en quarts de finale des Jeux ! »

Les quarts, tu les gagnes aussi…

Je prends une Tunisienne qui est depuis longtemps sur le circuit et là pareil, une flow de fou. D’un coup, elle remonte tout, elle passe devant moi, je perds un peu les pédales, je reçois un conseil qui fait que j’arrive finalement à remonter, il y a 14 partout, une touche pour aller en demie et là, ma lampe s’allume et je fonds en larmes !

Je suis en demi-finale des Jeux Olympiques, ce rêve ! Mon adversaire me prend dans ses bras et me souhaite bonne chance. Après, il y a là numéro 1 mondiale sur ma route. On est dans la chambre d’appel, on a les mêmes chaussures, elle met son pied à côté du mien, on aurait dit un pied d’enfant à côté d’un pied d’adulte et elle me le fait remarquer. Moi, je me dis que c’est bizarre, elle ne se concentre pas.

On va sur la piste, je commence à mener, je ne comprends pas ce qu’il se passe, je me dis qu’il faut que je continue, elle remonte, on arrive à 14-13 et je fais marche et fente, elle le fait aussi, mais un peu moins bien, je lève les bras, je crie, je demande à mon coach si j’ai gagné, il me dit que oui bien sûr !

L’arbitre en décide finalement autrement…

L’arbitre regarde la vidéo et dit : « Pas de touche ». On repart, je fais deux bonnes touches, mais je n’allume pas. Je la fais tomber dans le vide, je l’attaque, je recommence, je la refais de nouveau tomber dans le vide, je recommence. Elle, elle s’allonge un peu plus, elle reste, elle allume toute seule sa lampe. Le rêve s’effondre un peu, je comprends que j’ai perdu.

C’est un peu dur à ce moment-là mais le pire c’est que tout le monde me dit que c’est un scandale, que je me suis fait voler. Après, il faut que je retourne sur la piste pour le bronze. Je pensais être prête à me battre de nouveau mais je ne suis pas dedans. C’est comme si mon corps était mou, il a mal, je n’arrive pas à me mettre dedans et puis ma tête aussi me lâche, je suis derrière au score, derrière mon idole, et je fais quatrième.

Une quatrième place pour une première participation aux Jeux, c’est plus qu’honorable mais tu dis pourtant avoir eu beaucoup de mal à digérer Rio. Qu’est-ce que tu as eu du mal à digérer ? Comment tu es finalement parvenue à passer outre ?

Ce qui était dur, c’est que je pensais qu’on aurait une médaille mais une médaille par équipe et trois jours plus tard, ce rêve s’effondre. Je tire super mal. C’est comme si mon corps n’était plus capable de faire quoi que ce soit tout seul, ma tête ne fait que réfléchir.

On est derrière, on recolle à chaque fois puis nos adversaires nous passent devant à chaque fois, ça a été un enfer durant tout le match. On perd, on doit faire des matches de classement et on termine huitièmes parce qu’une fois que ton objectif de médaille est terminé, c’est une torture de retourner te battre.

Finalement, je suis passée à rien d’une médaille individuelle et celle que je pensais avoir, la médaille par équipe, et bien je ne l’ai pas eue. Et puis tout le monde a commencé à me parler de ma quatrième place en individuel en me disant que j’aurais dû être médaillée, que ce qui m’était arrivé n’était pas juste.

Moi, au début, je ne comprenais pas ce qui m’arrivais mais quand une trentaine de personnes vient te voir et te dit qu’elles sont tristes pour toi, tu te demandes ce qu’il se passe. Une fois les Jeux finis, tu commences à réfléchir, la vidéo ressort sur les réseaux et tout le monde continue à en parler, tu te dis que oui, finalement, tu aurais dû être médaillée.

Cette journée était exceptionnelle, j’ai vécu toutes les émotions possibles et imaginables au cours de ce moment, que ce soit du très positif comme du très négatif, j’ai eu le flow, je me suis sentie volée… d’autant qu’aux Jeux, tout est décuplé !

J’en ai un très bon souvenir quand même car ce jour-là je me suis dit que je pouvais être forte.

Tu ne te l’étais pas dit avant ?

Avant, je me disais « Tu peux » et là, je me suis dit que je l’avais été et que je pouvais l’être encore.

Deux ans après Rio, c’est la consécration, tu décroches ton premier or international en remportant le titre par équipe aux Championnats du monde d’escrime 2018 à Wuxi en Chine. En tout, tu auras 2 argent, 1 bronze et 1 or donc par équipe aux Monde, 2 argent et 2 bronze par équipe aux Europe. Comment on vit un titre en équipe et un titre en individuel ?

Ça a deux goûts différents. La médaille en individuel, c’est ce que l’on cherche de base car l’escrime est avant tout un sport individuel, mais les médailles par équipe elles te font ressentir ce que tu ne peux pas toujours ressentir en individuel.

Quant tu gagnes en individuel, tu es heureuse, tu es fière de toi, tu as senti des émotions toute la journée sur la piste, tu peux te dire que tu as bien travaillé, que ça a payé et tu sais que c’est pour ça que tu le fais tous les jours. Quand tu gagnes par équipe, tu as une explosion de joie, tu partages. Toute la journée tu n’es pas seule, on t’aide, on te conseille. Le stress que tu as, c’est de ne pas rater pour les autres cette fois, plus seulement pour toi. En équipe, on est tous heureux ensemble et ça dure plus longtemps.

Laquelle de ces médailles a le plus compté pour toi ?

Il y a eu la médaille de championne du monde. Il y avait la Coupe du monde de football en même temps, on avait un faux trophée qui traînait avec nous toute la journée, des drapeaux des joueurs sur notre rambarde, tout ça pour se trouver de la force, c’était ridicule !

Et puis, il y a eu ma première Coupe du monde à Orléans en rentrant des Jeux de Rio. Je gagne et c’est ma première victoire individuelle et… bah j’ai pleuré !

Cette reconnaissance individuelle, elle sera également au bout de ton parcours olympique à Tokyo en 2021 avec une médaille de bronze. Tu décrocheras aussi l’argent par équipe. C’est une magnifique revanche par rapport à Rio ?

Ils s’est passé cinq ans entre Rio et Tokyo. J’avais tellement hâte d’aller aux Jeux, plus forcément pour gagner une médaille mais pour qu’on arrête de me présenter en tant que Manon, quatrième aux Jeux Olympiques de Rio.

Dès le lendemain de Rio, je ne pensais qu’aux JO de Tokyo. Les journalistes me parlaient de Paris 2024, je leur disais : « Il y a Tokyo avant » et quand j’ai eu ma médaille, j’ai soufflé car j’ai eu très peur d’être quatrième.

Tu disais avoir accueilli la nouvelle de ta participation aux Jeux comme une banalité, signe que tu avais peut-être trop mûri. C’est aussi le signe que tu as gagné en confiance, non ?

Le seul truc qui aurait pu faire que je n’aille pas à Tokyo, c’était une blessure. Ça faisait tellement longtemps que je me préparais pour y aller que c’était une évidence pour moi, je devais y retourner. Pour cette campagne, le plus dur n’était pas d’y retourner mais d’en revenir avec quelque chose.

Tu expliques qu’en arrivant au Japon l’ambition était juste d’effacer le souvenir de Rio. Tu vas te retrouver dans une situation similaire au moment de jouer le bronze, comment tu as réussi à passer outre le souvenir de la campagne précédente ?

Je ne l’ai pas fait toute seule. Quand j’ai perdu la demie, je suis sortie de la piste, je n’étais pas encore sortie de la salle que j’ai dit à mon entraîneur que je ne pouvais pas y retourner car je n’allais pas y arriver. Et je pleurais ! Je suis partie pleurer dehors mais d’une telle force, je n’arrivais plus à tenir debout, je souffrais, je vivais l’enfer, le vrai.

À ce moment-là, je me suis revue quatrième. Les entraîneurs, le staff, les copines sont venus me voir pour essayer de me parler, je leur disais que j’allais y retourner, mais dès que j’y pensais, j’avais de nouveau envie de pleurer.

Mon mari (Boladé Apithy, Ndlr) avait dû rentrer plus tôt à cause du Covid et j’étais avec lui au téléphone quand mon coach m’a dit de le rejoindre. J’ai jeté mon téléphone dans ma housse mais je ne pouvais plus parler à mon mari. Il a alors harcelé mes coéquipières et il a réussi à me joindre quand j’étais dans la chambre d’appel. Il m’a parlé pendant dix minutes, il m’a rappelé que je faisais ça avant tout pour le plaisir, que si l’on m’avait dit que je pourrais faire une médaille de bronze, j’aurais été très heureuse, qu’il fallait que je retourne me battre. Avant de raccrocher, il a dit : « Si tu veux me prouver que tu m’aimes, bats-toi et amuse-toi ».

Je suis retournée sur la piste en mode fight. Je me suis refait tous les scénari que je me faisais avant et je me suis dit : « Vas-y kiffe ». Quand j’ai mis le dernier point, j’ai crié mais c’était un cri de soulagement ! Après j’ai pleuré en disant ouf, et quand je suis montée sur le podium, j’ai pris le temps de me souvenir du moment que j’étais en train de vivre.

Cette médaille, c’est un déclic, tu dis te sentir enfin capable de gagner des compétitions et d’avoir des ambitions individuelles, ce n’était pas le cas avant ? Il te manquait quoi ?

J’ai fait beaucoup de résultats sur les Coupes du monde mais je n’ai pas fait de médaille aux Championnats du monde en individuel. Je pensais que j’étais capable de faire des médailles mais que je ratais chaque fois qu’il s’agissait de Championnats et pour moi les Jeux, c’était comme des Championnats. J’avais des doutes, j’avais peur.

Après Tokyo, tu quittes l’INSEP pour rejoindre l’académie Christian Bauer. C’était un changement nécessaire pour toi ? Pourquoi ?

C’était me mettre en danger. J’avais fait huit ans avec mon entraîneur et j’avais le sentiment que je pouvais encore progresser un peu mais qu’on était malgré tout au bout de ma progression ensemble.

Quand on veut progresser, il faut aller chercher des choses que l’on ne connaît pas. Un an avant les Jeux, l’entraîneur des Russes, qui est Français, a ouvert une académie en France. C’est lui qui a le plus gros palmarès du monde, je me suis dit, autant aller le voir, essayons de tout chambouler pour être encore plus forte et avoir l’or la prochaine fois.

Dans la foulée, début de saison 2021-2022 un peu complexe mais, en mars 2022, tu deviens numéro 1 mondiale, il va y avoir par la suite une opération de l’épaule, des problèmes de dos et tu vas être éloignée des pistes quelques mois. À ce moment-là, tu expliques que tu n’avais plus envie de faire de l’escrime. Il vient d’où ce ras-le-bol ?

Contrairement à beaucoup d’athlètes que je connais, je n’ai jamais eu envie d’arrêter, mais j’ai senti qu’après les Jeux, on avait que trois ans pour se préparer à cause du Covid et non pas quatre. Il a fallu commencer tout de suite.

Je me suis entraînée fort pendant cinq ans, j’ai eu un mois de vacances et il a fallu que je reparte. J’étais fatiguée, ma tête était fatiguée, j’avais mal au corps car, avec ce nouveau challenge, ce nouvel entraîneur, je découvrais une nouvelle façon de m’entraîner. Puis j’ai commencé à douter de mon escrime. Mon objectif était d’être championne du monde, je me battais pour mais je n’avais plus la force de m’entraîner fort. C’était trop dur, trop long. J’ai même cru que je faisais une dépression.

À ce moment-là, je suis numéro 1 mondiale, je suis contente mais je ne me sens pas vraiment légitime pour plein de raisons et je me blesse, je dois me faire opérer. Je pensais pouvoir tenir jusqu’aux Monde mais ça ne s’est pas passé comme ça. Mon épaule ne tient plus, tous les efforts que je faisais depuis des mois sont réduit à néant, je m’effondre devant tout le monde.

Et maintenant, comment ça va ?

J’ai vécu deux années difficiles, pleines de doutes, mais je me suis dit qu’il fallait que je retrouve le mode conquête.

J’ai déjà connu des moments difficiles, mais ce qui est dur, c’est quand les autres te disent que tu es forte mais toi, tu ne gagnes pas. Pourquoi ? Ça faisait longtemps que n’avais pas connu une saison aussi mauvaise que celle-là même si, en soi, elle n’est pas dégueu !

En changeant d’entraîneur, je me suis dit que je voulais tout oublier et faire ce qu’on me disait, mais je me suis laissée portée. Et à un moment, je me suis dit qu’il fallait que j’arrête de me laisser porter. Maintenant, mon objectif, c’est de réussir ces Mondiaux. Après, on verra.

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