Vous êtes victimologue, spécialisée dans les violences de genre en temps de conflit, et vous collaborez au projet Re-Création mis en place par le danseur Bolewa Sabourin, projet qui utilise la danse comme outil de thérapie pour accompagner les femmes victimes de violences. Qu’est-ce qui vous amenée à collaborer tous les deux ?
J’ai fait des études en victimologie et j’ai tout de suite fait le choix de travailler sur le viol de guerre en République Démocratique du Congo : je suis franco-congolaise et je trouvais, à ma connaissance du moins, qu’il n’y avait pas assez d’écrits universitaires sur le sujet sous l’angle de la victimologie.
L’idée était de se demander comment mettre en place un parcours de soins pour ces femmes. Comme je n’avais pas forcément les moyens d’aller sur place, j’ai cherché à rencontrer des professionnels à la fois en France et au Congo et c’est comme cela que j’ai fait la connaissance de Bolewa Sabourin.
Par la suite, je suis entrée chez Loba, l’association qu’il a créé, pour un stage et quand il a réussi à lever des fonds, j’ai officiellement rejoint l’aventure. C’était en 2018.
Le sport et la danse pour réparer, c’était une approche nouvelle pour toi ?
J’ai fait des études de sport, c’est quelque chose qui a toujours été très important dans ma vie. J’ai fait beaucoup de danse, de tennis… Je ne suis pas devenue danseuse professionnelle mais j’ai toujours cru au sport. J’ai la chance d’avoir ce rapport-là à l’activité physique et d’être également fortement engagée sur la thématique des femmes victimes de violence.
Quand on a été victime de violences et notamment sexuelles – des violences qui passent par le corps – on peut se déconnecter de son corps. Grâce à la danse, à l’expression corporelle, on essaie de reconnecter ces femmes avec leur corps.
Toutes les femmes s’y retrouvent-elles ?
Il n’y a pas de bonne ou de mauvaise solution. Pour certaines, ce qui va les aider, c’est la victimologie, pour d’autres ce sera la danse, la boxe… Plus on a de propositions à faire aux femmes, mieux c’est, l’objectif final est de les faire aller vers un mieux-être.
Il y a des parcours de vie différents qui nous mènent à des pratiques différentes. On doit avoir une offre de soins la plus variée possible afin de correspondre au maximum de profils et de permettre aux femmes, si elles bloquent sur leur parcours médical ou psy en prise en charge individuelle, de trouver potentiellement quelque chose en plus ou de différent avec des ateliers collectifs qui proposent, notamment, des activités physiques, corporelles ou artistiques.
La thérapie Re-Création, je la porte, mais c’est une thérapie parmi d’autres. Les femmes qui viennent sont demandeuses et continuent à participer, mais si la danse ne leur parle pas, ça ne vaut pas la peine.
La particularité du protocole de Re-Création est qu’il est animé par un duo, un danseur et un psychologue. Pourquoi cette double présence durant les séances ?
La thérapie a été créée en 2018 et nous nous sommes rendu compte qu’il y avait, en Île-de-France, des associations existantes depuis très longtemps et des propositions très intéressantes pour les femmes. Nous nous sommes demandé comment nous positionner en complémentarité de ce maillage-là.
C’est là que nous nous sommes dit qu’il fallait y aller à fond dans la complémentarité, dans la pluridisciplinarité. Un danseur est bon en danse mais pas toujours bon pour ce qui est du recueil de la parole, ce qui est normal. Nous avons voulu nous adresser à des professionnels du sujet, des experts de la parole de victimes afin d’animer nos ateliers tout en les associant avec des spécialistes de la danse.
La spécificité de nos thérapies Re-Création, c’est que nous avons deux personnes qui les animent. Nous sommes aujourd’hui deux binômes : Bolewa avec une psychologue et moi avec une danseuse. Nous intervenons dans sept structures en région Île-de-France et notamment trois hôpitaux de l’AH-HP.
L’idée est d’alterner les temps dansés et les temps de parole durant deux heures. Chaque atelier est différent, son déroulé dépend des femmes, de leur spontanéité, des thématiques qu’elle ont envie d’amener, on avise au fur et à mesure.
Les femmes qui participent aux ateliers que vous organisez ne viennent pas pour prendre un cours de danse, elles viennent pour se réparer par la danse. Quelles différences y a-t-il entre la danse thérapeutique et la danse loisir ? Est-ce que l’on aborde le mouvement de manière totalement différente ?
Nos ateliers sont effectivement totalement différents d’un cours de danse traditionnel, c’est pour cela qu’il n’est pas évident de recruter des danseuses ou des danseurs. Dans l’imaginaire collectif, dans un cours de danse, les élèves se laissent porter par le professeur. Là, c’est tout le contraire, on cherche à remettre du mouvement dans un corps qui a été – ou qui est- figé, qui a parfois été sidéré.
Nous sommes dans une démarche d’empowerment. Nous cherchons à redonner de l’autonomie dans le récit et dans le corps, dans la posture, ce qui fait qu’on ne travaille pas les mêmes choses ni les mêmes intentions. C’est cette notion qui est importante et c’est pour cela qu’on part toujours des femmes.
J’anime, pour ma part, un atelier avec une association qui prend en charge des femmes sorties de prostitution. Elles sont toutes Nigérianes. Je me suis adaptée pour avoir une playlist de musiques nigérianes, pour aller les chercher dans ce qu’elles connaissent, dans ce qu’elles aiment. Parfois, je les sors de leur zone de confort mais l’idée est de se dire : « Ok, comment on créé du lien ? ».
Nous ne sommes pas dans un cours de danse où le prof va montrer quelque chose, il peut y avoir des petits temps comme ça mais c’est, chaque fois, dans un but bien précis.
Est-ce que toi, en ta qualité de victimologue, tu interviens parfois dans le choix de mouvements ou est-ce que le recueil de la parole et le travail du mouvement sont dissociés ?
C’est au cas par cas. Nous sommes un binôme, l’enjeu est de savoir comment collaborer. Chacun des membres de nos duos ont de l’expertise, mais ce qui est intéressant c’est que, quand un professionnel est en « lead », l’autre est en recul et peut donc voir les choses plus facilement.
Nous avons des debriefs après nos ateliers ce qui nous permet de discuter, de savoir ce que l’on peut ajuster pour le prochain rendez-vous. L’idée est de co-construire les ateliers ensemble, de les faire évoluer avec les remarques des uns et des autres.
Re-Création s’adresse exclusivement aux femmes, est-ce parce que c’est un public plus sensible au travail du corps, à la danse ?
Je suis persuadée que nous pouvons adapter nos ateliers à un public masculin et nous avons parfois des demandes en ce sens. Nous nous sommes beaucoup questionnés pour savoir si nous pouvions intégrer des hommes dans les ateliers mais finalement non : nos spécialistes sont soit expérimentés dans le fait de faire danser des femmes, soit de recueillir la parole des femmes, ce qui fait qu’il nous a paru évident d’accueillir des femmes avant tout.
Nous avons néanmoins commencé à parler à des structures spécialisées dans les publics masculins. S’ils ont des professionnels qui souhaitent se former à notre méthode, des professionnels experts du recueil de la parole des hommes victimes, c’est envisageable.
Tout cela est ajustable, mais ça dépend avant tout des professionnels. Il ne faut pas oublier qu’il y a un enjeu thérapeutique derrière tout ça, ce que l’on fait a un impact sur le public que l’on accompagne, on ne doit pas faire n’importe quoi.
Le fait que Bolewa soit un homme n’a jamais été un frein pour ces femmes ?
Ça n’a jamais été un problème, tout s’est toujours passé naturellement. C’est néanmoins une question interessante qui revient beaucoup en Occident mais très peu ailleurs et notamment au Congo.
On fait un gros travail pour travailler notre posture, pour savoir comment on se place durant l’atelier, comment on se positionne. Tout cela est pensé en amont et permet que les femmes ne se posent pas ce genre de question. Celles qui suivent nos ateliers oublient que Bolewa est un homme car elles le connaissent et il n’y a plus ce rapport entre les genres.
Est-ce que, au cours de ces années d’activité, vous avez été surprise, dépassée peut-être, par la puissance de la danse et du travail du corps sur ces femmes que l’on a abîmées ?
Je suis toujours surprise, et je le resterai toujours, de voir comment la danse permet de créer une cohésion. Dans un début d’atelier, tout le monde est généralement à dix kilomètres de distance, on ose à peine se parler et, dès que l’on a fait deux ou trois mouvements, c’est parti, tout le monde rigole, se connait.
Il y un avant et un après le temps dansé qui est impressionnant : le temps avant, tout le monde est dans sa pudeur personnelle et le temps après, on a créé le groupe et c’est vraiment fort.
Y a-t-il des moments qui vous ont marquée plus que d’autres ?
Il y en a eu plusieurs. Dans l’un des ateliers de Bolewa par exemple, il y a des femmes qui sont là depuis trois ans et, même si ce n’est pas un but en soi, c’est vraiment chouette. Ce qui est vraiment chouette aussi, c’est qu’il y a de temps en temps des femmes qui viennent à plusieurs ateliers au cours de la même semaine, ce qui veut dire non seulement qu’il y a un besoin mais surtout qu’elles apprécient ce temps.
Nous avons parfois des femmes qui ne viennent plus pendant quatre-cinq mois puis qui reviennent, et ce sont des liens très forts. C’est ça aussi qui est extraordinaire, ces liens, voir que ces femmes avancent. Parfois elles n’ont pas de papiers, pas de logements, dorment dans la rue avec des enfants et viennent à nos ateliers et sourient.
Je suis à chaque fois bouleversée par leur force et c’est ce qui nous pousse à continuer.
Vos ateliers s’adressent en priorité à des femmes en situation très précaire ?
Oui, nous travaillons avec les femmes dont les situations sont les plus précaires. Ce sont des femmes en situation de migration, qui arrivent en France et qui ont souvent été victimes de violences dans le pays d’origine, sur leur parcours migratoire ou ici.
La chance que nous avons c’est que nous avons toutes et tous un bagage multiculturel qui nous permet de jongler avec les codes, de comprendre certaines choses de ces femmes qui nous aident à aller vers elles.
Ça n’a pas été un choix délibéré au départ, c’est venu naturellement et, de fil en aiguille, l’agenda se remplit. Petit à petit, nous nous ouvrons à d’autres problématiques, notamment celle de la santé, le diabète, l’obésité, l’hypertension.
Comment voyez-vous l’avenir des thérapies Re-Création ?
Nous avons été rejoints par une doctorante en psychologie clinique chargée d’évaluer l’impact de nos ateliers sur les femmes que nous accompagnons. L’enjeu, derrière, est de former des professionnels à notre méthode.
Nous avons beaucoup de demandes qui viennent de partout en France. Nous, notre spécificité, c’est le côté régulier : nous intervenons toutes les semaines ou tous les quinze jours et, pour des questions logistiques, il n’est pas évident de se déplacer à ce rythme sur tout le territoire.
Nous sommes basés à Paris, les ateliers principaux sont en région Île-de-France, mais d’ici un an et demi ou deux ans, le but est de développer notre activité en province avec des binômes formés à notre thérapie qui seront en mesure d’intervenir dans d’autres régions.