Guillaume Vallet« À travers le muscle, on affirme que les hommes sont supérieurs aux femmes. »

Guillaume Vallet : « À travers le muscle, on affirme que les hommes sont supérieurs aux femmes. »
Il est l’auteur de « La fabrique du muscle ». Dans cet essai passionnant, Guillaume Vallet, ce professeur en sciences économiques à l'Université Grenoble-Alpes, également bodybuilder, interroge notre rapport au corps en le mettant en perspective avec le système économique qui gouverne nos sociétés. Rencontre éclairante.

Par Sophie Danger

Publié le 04 septembre 2023 à 10h33

À travers La Fabrique du muscle*, vous vous intéressez à la quête du muscle et au culte de la culture physique dont vous faites remonter lorigine à la fin du 19e. Ça nexistait pas avant ?

Tout ne démarre effectivement pas à partir du 19e siècle. Quand on s’intéresse à des périodes comme l’Antiquité, on voit déjà ce rapport à l’esthétique et aux potentiels du corps. Pour moi en revanche, ce qui change vraiment à partir de l’émergence du capitalisme et donc, de l’apparition des sports modernes, c’est l’idée que l’on va percevoir le corps comme un espace que l’on peut augmenter à l’infini, un espace qui nous montre que l’humain est tout puissant, que l’on va pouvoir hiérarchiser des individus et des cultures à partir de ce rapport au corps qui devient alors un peu extrême.

Il y a vraiment, à partir de ce moment-là, l’idée d’appliquer les principes du capitalisme au corps : c’est une ressource que l’on peut transformer à souhait et qui va consacrer à la fois une méritocratie individuelle et une certaine forme de hiérarchisation entre les individus.

Guillaume Vallet

La fin du 19e siècle correspond à l’avènement du sport moderne – masculin s’entend – aux prémices des révolutions industrielles… Ce culte du corps dont vous parlez n’est-il pas, avant toute chose, une histoire d’hommes ?

Oui, complètement. Le sport est une façon de réaffirmer une certaine conception de la Nature : à la fois une Nature que l’on pourrait maîtriser, dompter grâce à une supériorité physique et intellectuelle, mais aussi une nature masculine qui serait là pour dominer, limite être dans la prédation du moins dans le contrôle.

À l’inverse, les activités physiques, pour des raisons dites naturelles, sont perçues comme contraires à la biologie des femmes et notamment au regard de leurs capacités d’enfanter. L’activité physique engendrerait une trop profonde modification des organes permettant de donner la vie. Ce serait trop dangereux, mais aussi immoral, de les faire se dénuder et de se confronter physiquement.

©Wikipedia

À travers le culte du corps, il y a l’idée de dominer…

On va relier le corps et ses performances à l’idée de pouvoir construire la nation et à l’idée de dominer les autres. Construire la nation c’est, à la fois, trouver des caractéristiques qui nous ressemblent mais aussi des caractéristiques qui nous différencient des autres.

À travers le muscle, on affirme que les hommes sont supérieurs aux femmes. C’est la Nature qui est comme ça et on n’y peut rien. C’est aussi par le muscle que l’on va commencer à dire que telle nation est supérieure à telle autre. Le corps est la démonstration qu’une nation peut en dominer culturellement une autre. Elle le doit même.

On va ainsi montrer la supériorité de l’homme blanc par rapport à l’homme noir. Dans la boxe, sport très célèbre à l’époque et notamment aux États-Unis, on va longtemps chercher des athlètes blancs afin de montrer qu’il y a une supériorité.

Certains champions vont néanmoins montrer que ce n’est pas si simple que ça et que, le corps noir est aussi performant que le corps blanc. Cela prouve que, contrairement à ce que certaines personnes voudraient démontrer, la hiérarchie à travers le corps n’est pas indiscutable.

©Karsten Winegeart/Unsplash

Le sport féminin apparaît dans les années 1910, période de révolution féministe. Les femmes luttent pour le droit de vote, donc pour peser sur la nation. On a la sensation quun nouveau rapport au corps se dessine pour elle, un corps qui se dévoile davantage.

Aux États-Unis, dès les années 1880, et même un peu avant, on retrouve certaines pratiques gymniques autorisées aux femmes. Elles vont pouvoir faire des mouvements, et c’est même d’ailleurs parfois conseillé, parce que c’est compatible avec une vision de la nature : ça les renforce et ce n’est pas dangereux pour leurs organes reproducteurs. Il y a cette possibilité « d’empowerment » pour le corps.

Par la suite, on va autoriser les femmes à faire du sport mais toujours dans ce souci d’une forme d’harmonie avec la nature et toujours dans un rapport à une certaine vision de l’esthétique : le corps féminin est forcément beau à regarder mais pas pour les mêmes raisons que les hommes : il faut préserver le corps féminin, le mettre en correspondance avec la faculté d’enfanter. C’est là, d’une certaine manière, la vision des hommes.

On retient souvent de Pierre de Coubertin son idée que l’essentiel est de participer, mais le sport est surtout fait pour consacrer les plus forts et, là-dedans, les femmes n’ont pas du tout leur place, elles sont des spectatrices.

Certaines vont, dès le départ, être dans la résistance. Elles vont dire : « Pourquoi pas nous ? ».

©Alora Griffiths/Unsplash

Pour vous, il y a une rupture qui s’opère à la fin de la seconde guerre mondiale. L’État se désengage de la vie des individus qui composent la nation, ce qui implique que l’on devient responsable de sa propre vie, qu’il faut faire attention à sa santé et ça, ça passe par l’investissement du corps. Est-ce que cela signifie qu’il y a une sorte d’individuation du rapport au corps, que l’on est en mesure de se le réapproprier ?

Complètement. Il y a un processus d’individuation et d’individualisation, c’est-à-dire que l’on va à la fois distinguer de plus en plus les individus par le corps – l’individuation – et renvoyer chaque individu à son corps – l’individualisation -. Le corps est un moyen mais aussi la voie de salut ultime.

D’une manière ou d’une autre, il faut passer par son corps pour exister et faire quelque chose de sa vie. La responsabilité, vis-à-vis de soi-même et vis-à-vis des autres, passe par notre investissement sur le corps. Le message c’est : n’attendez pas tout de l’État, les politiques de santé, de protection, se détériorent ou se désengagent, c’est à vous de trouver la solution et de prévenir un certain nombre de risques qui pourraient survenir. C’est à vous de vous responsabiliser par rapport à tout ça.

©Ryan Hoffman/Unsplash

Le corps devient une ressource à exploiter à des fins individuelles ?

L’individu va se tourner de plus en plus vers son corps car c’est la ressource la plus simple dont il dispose pour faire quelque chose de sa vie en ce qui concerne sa santé, l’apparence de la santé mais aussi, parfois, tout simplement pour exister, pour donner un sens à son existence.

On va, dès lors, avoir tendance à construire son corps pour essayer de renvoyer des signaux positifs aux autre dans le but de rechercher un emploi par exemple ou de se positionner dans les interactions. À l’heure des réseaux sociaux, c’est même devenu fondamental.

Après la deuxième guerre mondiale, les sociétés, les générations, deviennent plus individualistes dans le sens où elles ont moins de privations matérielles. On leur parle d’épanouissement autour du corps, de valeurs hédonistes. C’est ce que j’appelle le glissement dans le capitalisme des vulnérabilités : vous êtes responsable, à vous de trouver la solution par rapport à votre propre corps pour exister.

©John Arano/Unsplash

Quelles sont les conséquences de ce glissement ?

La responsabilisation renvoie beaucoup à soi-même et nous permet de nous dire : il faut que je m’engage dans une logique de projet et tout est à ma portée si je le veux.

C’est l’exemple de Tibo InShape : vous voulez lutter contre la dépression ? Bougez-vous, faites de la musculation ! La conséquence de tout ça, c’est qu’il y a des risques. Certains peuvent tirer un profit individuel et réussir très fortement, ça correspond à nos sociétés qui valorisent l’entrepreneur – et pour ceux qui n’y arriveraient pas, il y a culpabilisation : on me dit que tout est à ma portée, j’aurais dû réussir, mais si je n’y arrive pas, c’est que j’ai un problème avec moi-même.

Tibo InShape et Juju Fitcats, deux stars fitness des réseaux sociaux

Ce qui est paradoxal c’est que nous sommes libres d’investir notre corps comme nous le souhaitons mais que nous restons englués dans un système de normes qui nous dépasse. C’est une liberté de façade…

Oui, c’est : faites ce que vous voulez à condition de respecter la norme. On voit bien qu’il y a un certain cadre, des principes avec certains curseurs, certes, mais on va quand même considérer que les physiques les plus mis en valeur possèdent certaines caractéristiques – les femmes, par exemple, doivent être grandes mais pas trop, elles doivent être minces…

Il faut, malgré tout, s’inscrire dans un projet et, si vous n’y arrivez pas, vous tombez sous le mode de la culpabilisation. Si vous voulez la reconnaissance des autres il faut, et ce même si on vous dit le contraire, que vous vous inscriviez dans cette norme.

Des normes toujours plus prononcées pour les femmes. Elles ont, a priori, accès au muscle, au muscle sûr-développé même, mais en réalité on ne leur pardonne pas cette transgression.

C’est très ambivalent. Les femmes ont désormais la possibilité, quand elles le veulent, de développer leurs muscles mais elles sont malgré tout rattrapées par des normes esthétiques qui les caractérisent.

Dès qu’elle arrive sur terre, la femme est d’emblée caractérisée par un rapport à l’esthétique que les hommes ont moins. Elles doivent jongler avec ça.

L’esthétique féminin c’est certes un peu de muscle toléré par rapport à d’autres époques mais pas trop non plus. Les femmes qui vont transgresser cette norme vont effectivement devoir gérer personnellement cette situation soit en se cachant, c’est-à-dire en appartenant à une sous-culture comme dans le bodybuilding qui les enferme un peu mais qui fait sens individuellement pour elles, soit en s’excusant – on va voir, toujours dans le bodybuilding, des femmes extrêmement développées musculairement, mais maquillées à outrance avec des implants mammaires pour dire : oui, je transgresse mais je suis aussi une femme.

Ce rapport à l’esthétique et à une certaine vision de l’esthétique des femmes qui est plutôt dans la minceur, dans une certaine forme de douceur, dans un rapport au muscle très modéré voire absent, les rattrape. Effectivement, on reste dans ces normes contradictoires.

Tjiki, vice-championne du monde et championne d’Europe de body fitness

Est-ce qu’elles sont susceptibles d’évoluer ces normes ? On parle beaucoup de l’inclusion, d’un corps multiple mais tout ça semble relever plus du domaine du fantasme que de la réalité.

Les normes changent mais avec des récurrences. Pour ce qui est des corps masculins, il y a cette fascination du muscle, en particulier de sa mise en évidence. C’est un trait que l’on va retrouver à toutes les époques.

Après, il y a forcément des interactions avec les normes sociales. Si je fais le parallèle avec la période contemporaine, je pense qu’au cours du 20e siècle, il est important de montrer que l’on est fort, qu’il n’y a pas de limite, qu’on peut dominer, d’une certaine manière, par la masse. Ça, c’est quelque chose que l’on retrouve dans le développement des sports modernes, à partir du début du 20e siècle, dans des systèmes économiques qui ont besoin de s’industrialiser. Industrialiser, c’est accumuler du capital physique et c’est la même chose avec le corps, il faut le montrer.

Dans les années 80, dans ce capitalisme des vulnérabilités, il s’agit moins d’accumuler du muscle au maximum à la Schwarzenegger ou à la Coleman, mais de développer un muscle moins massif, qui est là pour être dans une situation de résistance, d’endurance, d’adaptabilité. Le capitalisme des vulnérabilités nous impose ça : il savoir comment mobiliser son corps.

Si on manque de ressources, il ne faut pas que votre muscle consomme trop de calories, on a donc un muscle plus tonique, d’avantage dans une logique de mouvement, ce qui correspond plus à des activités comme le CrossFit, le street workout et les sports de combat qui ont progressé ces dernières années par rapport au bodybuilding.

©CP95

On en revient finalement à ce muscle utile qu’on trouve dès la préhistoire : un muscle qui permet de chasser et de ne pas être une proie ?

Oui, je pense que l’on revient à ce modèle-là sous un format renouvelé. Il y a une logique survivaliste, une logique un peu militaire dans les techniques d’entraînement d’aujourd’hui. Le message est : il faut que vous soyez prêt, il faut que votre muscle soit prêt.

Le bodybuilding, c’est un muscle qui développe la forme, l’esthétique mais, d’une certaine manière, sans fonction. Cette logique-là est, je pense, un peu dépassée aujourd’hui car ce muscle n’est pas utile. Il faut un muscle visible mais moins massif, plus endurant mais qui revient à cette logique de chasse dans la période des cavernes : on ne sait pas sur quoi ni sur qui on peut tomber, et il faut être prêt.

Dans le CrossFit, dans le street workout, on a des techniques quasi militaires qui nous permettent de faire face.

©Alora Griffiths/Unsplash

Ce changement s’explique donc par la fin des années d’opulence, celles des années 70-80, et l’avènement d’une société en crise ?

Oui, il faut mieux gérer vos ressources, il faut que votre muscle gère mieux vos ressources. Le bodybuilder Ronnie Coleman était, je crois, à 9 000 calories par jour, Greg Kovacs à 12 000… Imaginez que toute la planète décide de faire du bodybuilding, ce n’est pas viable !

On voit aujourd’hui certains crossfiteurs ou bodybuilders qui sont végans. On est vulnérables, il faut s’adapter et comme nos ressources ne sont pas illimitées, il faut être en phase avec elles. Le muscle du crossfiteur me paraît plus en phase avec la réalité économique et sociale de notre monde d’aujourd’hui que celui du bodybuilder qui cherche à grossir à l’extrême.

Il semble que la généralisation des réseaux sociaux modifie encore plus ce rapport que l’on entretient au corps en cette période de crise : on le sur-investi, on l’impose, on le monétise.

Pour moi, c’est encore une fois lié à ce capitalisme des vulnérabilités. Quand vous êtes face à des vulnérabilités de masse – on a peur de tout perdre, de ne pas avoir assez à manger, de ne pas être suffisamment homme, de ne pas être suffisamment femme… – vous êtes à la rechercher d’informations clé qui vous permettent de nous rassurer et de savoir comment vous positionner.

Sur le plan technologique, le capitalisme des vulnérabilités est marqué par l’omniprésence des réseaux sociaux, c’est-à-dire de l’information permanente pour trouver la solution, pour trouver comment se positionner. C’est dans ce cadre que l’information devient vendable.

De nouveaux acteurs, de nouvelles entreprises vont jouer sur ces vulnérabilités pour dire : on a la bonne information pour répondre à vos besoins, faites-nous confiance. C’est d’autant plus simple, psychologiquement, que n’importe qui a l’impression qu’il va pouvoir devenir quelqu’un en postant quelque chose sur les réseaux sociaux.

Le coût d’entrée est très faible. Dans les années 80, le grand média c’était la télévision, on ne pouvait pas se dire : tiens, je vais faire un film et devenir une star.

©Gursimrat Ganda/Unsplash

Tout cela donne la sensation d’une fin de règne…

C’est une nouvelle phase du capitalisme, le corps est devenu tout puissant. Il y a des catégorisations mentales renforcées par cette catégorisation par le corps. On voit le paradoxe de tout ça : le corps est sacralisé comme jamais et, dans le même temps, on a envie de se passer des faiblesses du corps. C’est ça le but ultime.

C’est peu encourageant pour le futur de l’humanité, non ? Est-ce que ça ne signifie pas que, si l’on continue sur cette voie, on va tous droit dans le mur ?

Il est difficile de le prédire. Ce qui est certain, pour moi, c’est que dans ce capitalisme des vulnérabilités, on va vers de grandes inégalités autour de ce rapport au corps et de la capacité à pouvoir l’investir. Si c’est à chacun de trouver les bonnes ressources pour survivre, ce sont les meilleurs – souvent économiquement – qui vont avoir les ressources pour protéger leur corps et les autres, la masse, ne pourra pas.

Tout cela peut créer potentiellement de grands troubles, de grandes guerres liées à ce rapport au corps. Ce corps que l’on a envie de produire, il faut l’organiser : quelles ressources alimentaires mobiliser dans quels types de cultures, quel type d’accès à l’eau pour se reproduire en tant qu’espèce humaine…

©Sven Mieke/Unsplash

Est-ce que ce point de vue est universel ou bien il y a des sociétés préservées ?

Le capitalisme a une dimension mondiale et donc diffuse un certain nombre de normes, notamment via les médias. Qu’on le veuille ou non, le corps occidental, avec ses bons et mauvais côtés, est devenu la norme.

On le voit avec la multiplication des salles de musculation dans un pays comme la Chine par exemple. Ça a complètement bouleversé le rapport au corps de ces populations-là qui n’avaient pas cette vision d’un corps augmenté à l’extrême. Il y a une sorte d’occidentalisation de la culture visible.

©Scott Webb/Unsplash

Est-ce qu’il est utopique de penser, un jour, que l’on puisse avoir un rapport pacifié à nos corps ?

Rien n’est figé. Nous sommes partis sur une trajectoire où le capitalisme est roi, tout puissant, mais le capitalisme nous a montré, pendant la pandémie de Covid par exemple, qu’il avait certaines limites que certains pointaient depuis des années. C’est le cas notamment en matière de ressources.

Là, on l’a bien compris et ressenti, chacun d’entre nous, au plus profond de nous-mêmes car personne n’était à l’abri de rien. Ça peut nous faire réfléchir sur notre rapport à l’environnement, aux autres, à la nature. L’essentiel est de parvenir à se borner.

Il faut essayer de retrouver le rapport au corps mais inscrit dans un cadre social, c’est ça qui borne les désirs : l’individu n’est pas renvoyé uniquement à lui-même, il sait qu’il est dans une collectivité, il sait qu’il peut avoir des limites sociales et ça passe, peut-être, par de nouvelles pratiques sportives moins centrées sur la performance individuelle et plus dans l’idée de sensation, de bien être, de modération collective.

  • La Fabrique du muscle, Guillaume Vallet, L’Échappée, octobre 2022, 272 p.
Ouverture ©Scott Webb/Unsplash

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