Raymonde Cornou « Quand j’ai commencé à courir, certains hommes me bousculaient, me criaient de retourner à ma cuisine. »

Raymonde Cornou : « Lorsque j’ai commencé à courir, certains hommes me bousculaient, me criaient de retourner à ma cuisine. »
Son histoire est pour le moins épique. Elle est la première Française à s’être alignée au départ du marathon de New York, l’une des pionnières des courses longues distances sur route en France. Raymonde Cornou a ouvert la voie à une époque où les femmes n’étaient pas autorisées à courir un marathon. Radiée à vie de la Fédération Française d’Athlétisme pour avoir bravé les interdits, rien ni personne n’a pu l’arrêter. Rencontre avec une athlète au caractère aussi acéré que les pointes de ses chaussures.

Par Sophie Danger

Publié le 25 janvier 2022 à 11h06, mis à jour le 11 février 2022 à 16h04

Vous avez commencé à courir le marathon au début des années 70. Qu’est-ce qui vous a motivé à vous aligner sur longue distance ?

Mon mari est un ancien athlète, un sprinteur, et, à la suite d’une hépatite, il a été obligé de se mettre à courir sur du long. C’était au début des années 70, on commençait, en France, à se mettre au fameux « jogging » venu des États-Unis.

Quand mon mari a participé à son premier marathon, je l’ai accompagné durant 10 kilomètres. Puis, il y a eu un deuxième marathon et je l’ai accompagné sur une plus longue distance. Après ça, je me suis dit que je pouvais tenter de courir la totalité de la course. C’est arrivé comme ça.

Moi, à la base, je suis très sportive. Il aurait fait du vélo, j’aurais peut-être fait du vélo mais il se trouve qu’il s’est mis au marathon !

À l’époque, même si nous sommes dans les années 70, il est encore mal vu pour une femme de courir des longues distances. Quel regard portait-on sur vous quand vous disputiez un marathon ?

Je fais partie des premières femmes à avoir couru un marathon en France. Dans ces années-là, les courses sur route n’étaient pas autorisées pour les femmes, une femme sur un marathon, on n’en parlait même pas !

Ces courses étaient organisées par des hommes, réservées aux hommes et nous, on ne pouvait même pas s’inscrire. Il a fallu attendre les années 75-80 pour que l’on puisse y avoir accès un peu plus facilement.

Comment réagissiez-vous au fait de ne pas pouvoir courir ?

J’ai un tempérament de garçon et je ne m’en laisse pas compter. J’accompagnais mon mari un peu partout pour ses courses et je n’avais ni envie de rester dans la voiture ni de faire le pied de grue sur un stade en attendant que la course se passe.

Je faisais donc comme si je participais, moi aussi, avec un dossard, sauf que je n’en avais pas.

Vous avez rencontré pas mal de résistance de la part, notamment, des organisateurs et des officiels, ceux de la Fédération française d’athlétisme en particulier…

Il se trouve que j’ai osé participer à des Championnats de France de marathon masculins strictement interdits aux femmes. J’accompagnais, encore une fois, mon mari et, pour ne pas avoir à l’attendre, je me suis lancée dans la course.

Quand les représentants de la Fédération s’en sont aperçus, ils sont venus à ma rencontre en voiture et ont essayé de me mettre dans le fossé. J’ai donné des coups à la voiture et on a échangé quelques gros mots.

Ils m’ont dit que je n’avais pas le droit de courir, j’ai répondu que j’accompagnais. Ils ont avancé qu’il était interdit d’accompagner, j’ai fait valoir qu’il y avait des messieurs qui accompagnaient à vélo alors pourquoi, moi, je ne pourrais pas le faire à pied d’autant que la route appartenait à tout le monde ?

Vous avez continué malgré tout ?

Oui. Ils m’ont demandé qui j’accompagnais, j’ai parlé de mon mari. Je courais à côté d’un copain, ils ont cru que c’était lui et ont annoncé que le dossard 546 était disqualifié. J’ai expliqué que mon mari était devant, mais que je n’arrivais pas à le rattraper !

Ils ont décidé de me disqualifier à vie de la Fédération mais, comme je n’avais pas de licence, je leur ai expliqué que ça m’était complètement égal.

Là-dessus, ils sont partis et j’ai vu arriver vers moi un gendarme à moto. Je me suis dit que la situation allait encore se corser mais je pense qu’il n’avait pas compris ce qu’il se passait.

Il a cru qu’il était là pour m’ouvrir la route, il s’est même proposé d’aller me chercher des verres au ravitaillement !

Vous avez, de nouveau, croisé la route des représentants de la Fédération ?

Je n’ai pas revu les types de la Fédération, mais j’ai refait la même chose à un Championnat de France de marathon masculin à Liévin. Cette fois-là, ils ont compris qu’ils ne pourraient pas m’arrêter alors ils m’ont laissé faire.

J’étais la seule femme parmi les engagés. Si les hommes avaient le droit de courir un marathon, il n’y avait pas de raison que les femmes en soient empêchées.

Il y en a eu d’autres des interdictions de ce genre ?

Je me suis vue interdire le départ d’une course assez populaire à l’époque. Elle se passait en Anjou et était, là encore, réservée aux hommes.

Je venais de faire un 100 kilomètres et on ne voulait pas me laisser courir 42 kilomètres ! J’ai eu beau argumenter, rien à faire. J’ai menacé d’avertir la presse, de mettre une grande pancarte sur mon dos pour dire que les organisateurs ne voulaient pas me laisser courir et ils ont finalement été obligés de me laisser faire.

Il est arrivé aussi, souvent, que je sois ignorée à l’arrivée, qu’il n’y ait pas de récompense prévue pour moi. Les hommes recevaient une bicyclette, moi une paire de pédales. Même chose pour les bouquets de fleurs. En cours de course, il m’arrivait de m’arrêter dans les champs pour en cueillir et passer la ligne avec mon bouquet.

Les concurrents n’étaient pas toujours tendres avec vous non plus…

Je me suis heurtée aux sarcasmes des autres coureurs. Certains me bousculaient, me disaient que je n’avais rien à faire là, que je devrais être devant mon évier, que ma place était à la maison.

Une fois, j’avais pris le départ d’une course qui avait lieu dans le sud du Maine-et-Loire et j’ai entendu un homme, dans le public, faire une remarque désobligeante sur ma poitrine. Je me suis arrêtée, je suis repartie en arrière, je l’ai giflé et j’ai continué la course. Un journaliste a relayé cette anecdote et elle me suit encore aujourd’hui !

Vous êtes également la première Française a vous être alignée au départ du marathon de New York…

C’était en 1978 et, avec mon mari, nous avons en effet été les premiers Français à courir le marathon de New York. C’était fou.

En France, nous étions 80-100 au départ d’un marathon et j’étais souvent la seule femme. À New York, il y avait 10 000 participants, des hommes et des femmes. Quand nous sommes arrivés, nous étions complètement perdus.

Nous nous sommes retrouvés sur le pont de Brooklyn, il y avait la police, des hélicoptères qui tournaient au-dessus de nos têtes, les bateaux des pompiers qui faisaient des grands jets d’eau de couleur, des canons pour démarrer, c’était ahurissant.

Il y avait une foule énorme massée sur les côtés. Les gens hurlaient alors qu’en France on courait dans l’indifférence complète. Hommes et femmes prenaient le départ mais pas ensemble.

Je me souviens avoir pleuré en disant à mon mari que je ne le retrouverai jamais. On ne connaissait pas la ville comme on peut la connaître aujourd’hui, grâce aux films notamment, et je ne savais pas parler anglais.

C’est à New York que vous avez découvert qu’il existait un équipement à destination, notamment, des femmes et que vous allez commencer à importer chaussures et tenues en France…

Dans ces années-là, nous n’avions pour tout équipement que des collants et des shorts noirs de grand-père. J’étais obligée de courir avec des collants de garçon avec la sortie pour la braguette, des tenues absolument immondes et je détestais ça, j’avais des ampoules aux pieds car il n’existait pas de chaussures de course pour les filles.

En débarquant à New York, on a découvert les premières Nike, elles étaient de toutes les couleurs ! On a aussi trouvé les premiers collants de toutes les couleurs, de toutes les formes.

On s’est équipés des pieds à la tête et on est revenus avec des valises pleines. Quand j’ai commencé à courir avec cet équipement en France, on aurait dit une sirène, tout le monde se demandait ce que c’était.

L’année d’après, on est retourné faire le marathon de New York, on a pris contact avec les fournisseurs et on a importé les premières Nike, les premières Reebok qui venaient d’Angleterre, les premières Brooks, mais aussi les premières Saucony, les Asics qui s’appelaient alors Ashikkusu…

Par la suite, j’ai quitté mon travail dans les assurances et j’ai ouvert un magasin* avec mon mari, tout en haut de Montmartre, à Paris. Au départ, il était grand comme une cabine de téléphone. Ça a explosé dans les années 80-90 et j’ai commencé à développer mon petit business.

Tout le monde me connaissait, j’avais tous les fonctionnaires des DOM-TOM comme clients, j’envoyais les chaussures par la poste ou même, quelque fois, par valise diplomatique !

C’est à l’occasion du marathon de New York que vous avez couru habillée en Wonder Woman ?

Non. C’était pour le marathon du Médoc, un marathon pour lequel il faut se déguiser. Moi, je voulais quelque chose de drôle et qui corresponde à ma morphologie. J’ai pensé à Wonder Woman.

Je me suis débrouillée avec les moyens du bord : en deux jours, j’ai fait mon costume et j’ai habillé mon mari en Super Man. Mon maillot était très échancré, je ne voulais pas faire le marathon les fesses à l’air alors j’ai pris une cape rouge que j’ai accroché avec des épingles et j’ai écrit le nom de mon magasin dessus pour faire ma communication en même temps…

Vous avez couru, au total, une centaine de marathons, quel est, selon vous, le plus mémorable ?

J’ai couru 100 marathons. Il y a eu celui de Paris, de Londres, celui de Berlin que j’ai disputé en Wonder Woman, sans parler des 50, 40, 30, 20 kilomètres, du cross, de la piste !

Ce qui est incroyable, c’est que j’ai disputé des marathons en Allemagne, en Hollande, en Belgique, au Luxembourg, en Italie… Là-bas, j’avais le droit de courir alors qu’en France, non.

Par la suite, j’ai couru le marathon du Médoc, celui de Tahiti, de Rio, j’ai couru sous la neige en Hollande… Ils sont tous différents et plus beaux les uns que les autres, mais je les aime tous, même si New York reste un peu particulier.

Grâce à vous et aux autres pionnières, les femmes ont été autorisées à prendre part aux Championnats d’Europe de marathon à partir de 1982, aux Monde l’année suivante et aux Jeux Olympiques en 1984, un combat de longue haleine !

Je ne m’octroie pas cette victoire, j’y ai simplement contribué à mon niveau et tout cela me rend fière. Je n’étais pas la meilleure marathonienne mais j’étais très populaire. J’étais présente sur toutes les courses, tant et si bien que tout le monde me connaissait et m’encourageait.

J’étais un personnage à part dans le monde de la course à pied. Cela étant, je pense que les filles ont fait ça instinctivement, parce que ça leur plaisait, pas nécessairement par défi vis-à-vis des hommes.

Il était simplement temps pour elles d’être femmes et de commencer à faire tout ce que les hommes faisaient sans être complètement bridées. Il n’y avait pas d’arrière-pensées négatives ou anti-mecs. J’ai d’ailleurs tellement longtemps couru avec des hommes que, quand les femmes ont été autorisées à s’aligner, je n’avais pas confiance en moi.

Autant j’étais combative quand il fallait courir avec des copains, je leur disais : « Tu vas voir, je vais te passer », quand une fille arrivait à ma hauteur je pensais : « Elle a l’air tellement forte et moi, non ».

Tout ça, c’était dans ma tête, je n’avais pas encore pris l’habitude d’être combative avec des filles.

Votre parcours n’est pas sans rappeler celui d’une autre pionnière, Kathy Switzer…

Kathy, je l’ai rencontrée à Paris. À l’époque, elle avait mis sur pied des courses exclusivement réservées aux femmes, il y en avait à Londres, Boston, Dusseldorf, Paris… Nous sommes devenues amies par ce biais et nous sommes toujours en contact.

Quel regard portez-vous sur les femmes et le marathon, aujourd’hui ?

Tout cela paraît tellement dérisoire de nos jours. On a l’impression que ça s’est passé il y a un siècle alors que c’était il y a à peine trente-quarante ans. Maintenant, on fait la moue en regardant des chaussures, on ne sait pas laquelle prendre, on n’aime pas cette paire à cause de la couleur…

Nous, nous étions tellement contentes d’avoir une chaussure confortable qu’on aurait pris n’importe laquelle. Il y a pléthore de choix, de possibilités de courses et les gens trouvent ça normal.

Je suis un peu amère et, quand je marche, je regarde toutes ces filles qui courent et je les envie. Je me dis qu’elles ne connaissent pas leur bonheur.

*La boutique Marathon, 26, rue Léon-Jost, 75017 Paris

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