Tu es membre du Famous Project, un équipage 100 % féminin qui va se lancer sur les traces du Trophée Jules Verne en 2025. Ce projet a été imaginé et est porté par Alexia Barrier. Comment t-a-t-elle soumis l’idée ?
J’étais aux Antilles après être arrivée de la Jacques Vabre. Ça faisait douze ans que je n’avais pas mis les pieds en Martinique, île dont ma mère est originaire, et je profitais un peu.
Ce jour-là, je faisais tranquillement les courses pour préparer le petit déjeuner et je reçois un coup de fil d’Alexia. Après m’avoir demandé comment ça allait et si elle ne me dérangeait pas, elle me dit : « Ça te dirait de faire partie de la short list du Jules Verne ? ». Je pense que j’ai dû attendre 7 millièmes de secondes avant de hurler !
À part la Whitbread (désormais Ocean Globe Race, course autour du monde en équipage et par étapes réservée aux monocoques, Ndlr), les deux grandes courses qui m’ont toujours fascinée sont la Jacques Vabre et le Jules Verne.
J’ai été biberonnée au Jules Verne avec « Kersau » (Olivier de Kersauson, Ndlr) et Blake (Peter Blake, Ndlr) et c’est fascinant. Les chances comme ça, il ne faut pas attendre pour les saisir.
Quoi qu’il se passe, c’est Alexia la capitaine. C’est elle qui décide quelle fille elle embarque mais elle sait que je serai une bonne guerrière pour elle. Si elle décide que j’en suis, il n’y a pas de problème, je suis là.
Tu as une très grande expérience en qualité de navigatrice. Tu as notamment parcouru les mers au cours de nombreuses expéditions comme le Elemen’terre par exemple, pour ne citer que cette aventure. Pour autant, ta première Transatlantique, en course, date de 2021, avec ta participation à la Jacques Vabre…
Attention, j’ai toujours fait de la régate. J’ai cinq titres de championne de classe avec Mariska !
Là, il est vrai qu’avec le Jules verne, on parle de régate au large mais moi, je suis beaucoup plus à l’aise au large. J’ai été éduquée pour tailler du mille au large, je suis faite pour ça, c’est ce que j’aime.
Faire de la course au large, ça nécessite cependant d’être chef d’entreprise. Il faut être bien avec les médias, savoir diriger une équipe, trouver les budgets, les gérer. Dans ce cas-là, notre métier de marin représente 30 % du temps sur une année et encore !
Même quand on est en mer, on pense aux mecs qui sont à terre, aux sponsors… Moi, pendant longtemps, je n’ai pas été prête pour tout ça, pour tous ces à-côtés. Il se trouve que j’ai la chance d’avoir deux passions et d’avoir pu faire de ces deux passions, deux métiers. Je suis donc retournée dans le monde du cheval (Marie Tabarly est comportementaliste équin, Ndlr.) J’étais très bien là-dedans.
En parallèle, je naviguais sur le Mariska, un plan Fife de 1908. C’est un vrai bateau de course sur lequel on navigue à seize. Ce sont de gros équipages avec beaucoup de coordinations. C’est assez dangereux car ce sont de vieux bateaux en bois, toujours très rapides et sans aucune protection.
C’était une super chance pour moi. Ça m’a fait baigner dans un circuit de régates où j’ai pu rencontrer beaucoup de marins étrangers alors que la course au large c’est très franco-français avec parfois un peu d’Anglais.
Qu’est-ce qui t’a poussée à sauter le pas ?
Au bout d’un moment, faire de la régate entre trois bouées, ce n’est clairement pas mon truc. Ce que j’aime, c’est le feu de la régate, le feu de la manœuvre. J’ai une passion pour ces beaux bateaux, j’adorais ces bateaux classiques mais, il arrive un moment où ce n’est plus tenable, il faut que j’aille au large. J’ai donc repris mon bateau.
Comme je suis tout sauf carriériste, je me suis dit que je reprenais Pen Duick VI pour réaliser mon projet Elemen’terre, que ça allait durer deux-trois ans et qu’après, je retournerais au cheval. Je n’ai rien vu venir.
Si je reparle à la femme que j’étais il y a cinq ans et que je lui dis : « Tu vas avoir trois tours du monde à venir », je ne l’aurais pas cru !
Ce Famous Project met à la fois en lumière les navigatrices et… le manque de navigatrices. Elles sont peu à avoir tenté l’aventure du Jules Verne, l’aventure du multi. Tu expliquais, dans une chronique publiée dans Ouest France, que tu n’avais jamais vraiment songé à cette problématique avant l’éviction de Clarisse Crémer du Vendée Globe. L’idée de naviguer uniquement avec des femmes fait partie de ce qui t’a séduit dans le projet d’Alexia Barrier ?
En réalité, ça fait trois-quatre ans que j’ai commencé à me rendre compte que ce problème existait et il s’exacerbe au fil du temps. L’équipage féminin pour le Jules Verne, ça ne me branche pas plus que ça, mais on est obligées d’en passer par là.
Personnellement, ce qui me branche c’est la mixité. Avoir un équipage mixte, ça, c’est hyper intéressant et je l’ai encore vérifié sur Pen Duick VI. À bord, on est tout le temps douze. En ce moment, en fonction des étapes, j’ai entre un tiers et la moitié de l’équipage qui est mixte, le reste du temps, c’est un gros tiers, ce qui est déjà super cool.
La mixité, ça change fondamentalement l’ambiance du bateau. Quand je suis au trois quarts avec des hommes ou quand il n’y a que la cheffe cuistot et moi comme femmes, l’ambiance est beaucoup plus masculine et c’est moins drôle. Les blagues ne sont pas les mêmes, les rapports non plus.
Heureusement, l’homme et la femme sont différents et clairement pas égaux, ce qui fait qu’il y a de la complémentarité dans les rapports, dans les discussions, dans le soin que l’on se porte les uns aux autres.
Maintenant, pour naviguer en Ultime, il semble que l’on soit obligées d’en passer par un équipage entièrement féminin alors on va en passer par là ! Quoi qu’il arrive, au vu de la bande de rock stars qu’Alexia est en train de recruter, ça va être le bonheur de naviguer avec ces femmes–là !
Tu soulèves également l’injonction à la beauté, à la fraîcheur à laquelle sont soumises les navigatrices. Tu as également dû composer avec ?
Cette course à l’image n’est pas valable que dans le milieu de la voile, il ne faut pas le stigmatiser, parce que ça se produit partout. Ça me rappelle par exemple l’histoire de Silvana Lima, une nana championne de surf qui a monté un élevage de bouledogues français pour financer ses entrées sur le World Tour : elle ne trouvait pas de partenaires car elle n’était pas assez jolie !
En ce qui me concerne, ça m’est arrivé comme aux autres mais il se trouve que, pour ma part, je cumule pas mal de choses : on m’a toujours répété que j’étais « la fille de » et j’entendais, par conséquent, que je n’étais rien. C’est pour ça que je n’ai pas vu plus tôt le problème que représentait le fait d’être une femme.
Il y a aussi ce fameux complexe, le complexe de l’imposteur. Tu prends l’exemple d’une annonce de recrutement : s’il y a un critère demandé que la femme postulante estime ne pas remplir, elle ne présentera pas son CV. Un homme, lui, postulera sans hésiter. Comment ça se traduit en voile : plus l’embarcation est imposante, moins il y a de femmes ?
Je ne sais pas si, dans la course au large, il y a moins de femmes à cause de ça. Je pense que, pour le moment, il est normal que toutes les femmes qui commencent en Figaro et en Mini, n’y arrivent pas. Tous les hommes qui débutent n’y arrivent pas non plus et, comme les femmes sont moins nombreuses à la base, ça se répercute au très haut niveau.
En revanche, ce qu’il faut c’est faire grossir cette base pour qu’il y en ait de plus en plus qui arrivent sur des gros bateaux. J’ai remarqué une chose : à cheval – et en bateau je pense que c’est pareil – il y a énormément de gamines en poney club, environ 80 %, et, dès que l’on arrive au haut niveau, les proportions s’inversent. En revanche, dans tous les métiers annexes – ostéo, vétérinaire, comportementalisme équin… – il y a beaucoup de femmes.
En bateau, j’ai l’impression qu’il y a de ça aussi, du moins en ce qui concerne la course au large française car il y a d’autres façons de naviguer et là, il y a quand même pas mal de femmes.
Je me pose la question de savoir si nous, les femmes, on ne serait pas en quête d’autre chose. En ce qui me concerne, la compétition ne m’intéressait pas du tout et ne m’intéresse toujours pas plus que ça d’ailleurs. Ce qui me motive, c’est l’expérience humaine que je vais vivre sur le Jules Verne ou l’Ocean Globe Race, expérience malgré tout exacerbée par la compétition.
On peut disputer un Jules Verne sans vouloir décrocher le trophée ?
Si on peut s’emparer du record du Jules Verne, évidement je prends. C’est un record qui va être dur à aller chercher mais pourquoi pas !
Ceci étant, j’aborde ces expériences avec une autre philosophie : ce que je vais chercher, en premier lieu, c’est le temps en mer et le rapport avec les autres. Attention, ça ne signifie pas que le chrono ne m’intéresse pas, bien au contraire ! Simplement, je privilégie l’expérience humaine à la gagne, mais si je peux avoir les deux, je vais tout faire pour !
Tu parlais de la difficulté d’exister pour toi, la fille d’Éric Tabarly. Inscrire ton nom à l’une de ces courses ne pourrait pas en être le moyen ?
Je vis de moins en moins dans le regard de l’autre. J’essaie de m’en détacher au maximum et d’être heureuse tous les jours. Inscrire mon nom ? Il est déjà connu. Après, si je rajoute mon prénom, c’est très bien mais, même si un jour je m’inscris sur un Vendée Globe, l’idée ne sera clairement pas de faire un projet gagnant. L’idée sera plus de voir, par rapport à moi et moi seule, où j’en suis, est-ce que je suis capable de. Je ne suis pas dans la gagne à tout prix.
Sur Pen Duick VI, j’aime bien l’idée de faire tout le plus professionnellement possible mais sans trop de prise de tête. L’IMOCA, j’espère pouvoir y aller par la suite mais avec la même philosophie. Je n’ai pas envie d’avoir la pression d’un projet gagnant. Je pense qu’il y a, pour cela, des marins bien meilleurs que moi sans compter que les bateaux à foil ne m’intéressent pas. La technologie m’intéresse mais ce n’est pas ma façon de naviguer.
J’adore aller vite sur les bateaux, mais ce n’est pas ce que je recherche. Ce que je recherche c’est de bien faire avancer de beaux bateaux et ce n’est pas pareil. J’ai besoin d’être au contact de l’eau, de sentir mon bateau, de sentir le vent, de voir les nuages, la nature.
Aujourd’hui, les IMOCA sont complètement fermés et ressemblent à des écrans d’ordinateurs. Tout cela génère du stress tout le temps, sans compter que ce sont des bateaux hyper brutaux. Ça convient à certains mais moi, je sais que ça ne me conviendra pas.
Si je me lance, ce sera pour un projet qui me ressemble à moi et à personne d’autre. Et si ça ne se fait pas, ce n’est pas grave, on fera autre chose.
« Je souhaite faire de Pen Duick VI une résidence itinérante autour du monde, un lieu de rencontres, de réflexion, de transmission… » Le discours émouvant de Marie Tabarly le 3 juillet 2018.
Quel intérêt pour toi à te lancer dans la course au Jules Verne ?
Tout d’abord pour le parcours qui est dingue. Il n’y a pas cinquante occasions d’aller dans le Grand Sud or, ça fait quasiment quarante ans que j’en entends parler tous les jours.
On va aller le voir cet hiver normalement ce Grand Sud, ce sera top, et ce sera tout aussi top d’y retourner une deuxième fois. Je n’ai encore jamais vu le vol des albatros et je veux le voir. Je veux voir aussi de quoi je suis capable : pourquoi d’autres marins seraient capables de le faire et moi pas ?
Et puis il y a le bateau qui est extraordinaire. On récupère un trimaran, l’ancien Groupama, devant lequel je bave depuis super longtemps.
Enfin, il y a une bonne équipe. Je veux bien mettre ma vie entre leurs mains à ces filles et, en retour, j’espère qu’elles me feront confiance pour mettre la leur dans les miennes.
Alexia Barrier a réuni un « noyau dur » comme elle l’appelle avec des profils ultra complémentaires. Quels seront, en ce qui te concerne, tes points forts dans ce groupe ?
Avoir une lecture des gens, déceler les complémentarités, c’est ça le rôle de capitaine. À bord, moi, je suis un peu couteau suisse. Mon gros point fort, jusqu’à présent, c’est ma paire d’épaules : physiquement, je tiens la route. Je peux aller sur le pont, je n’ai pas peur même s’il y a des grosses conditions.
Et puis j’ai aussi une bonne résistance au manque de sommeil. Ce qui est vraiment bien dans cette aventure, c’est également de pouvoir parler à quelqu’un qui monte aussi de gros projets. Avec Alexia, on se comprend.
Quand elle vient naviguer sur Pen Duick VI, elle se met en mode équipière, elle regarde comment je fonctionne et, quand je vais défendre les couleurs du Famous Project, c’est moi qui me mets dans le rôle d’équipière. On s’échange des infos, des tuyaux et ça, c’est vraiment cool.
Les deux années qui viennent sont chargées pour toi. Est-ce que tu vas prendre part aux courses au programme pour le Jules Verne ?
J’ai huit mois de tour du monde cet hiver. Je suis capitaine de Pen Duick VI, on part sur l’Ocean Globe Race. En ce mois de septembre 2023, je suis en route pour Cape Town en Afrique du Sud, puis ce sera Auckland en Nouvelle-Zélande et ensuite Punta Del Este en Uruguay, avant de rentrer en avril.
Je vais naviguer un peu avec Alexia en juin-juillet et après avril 2024, je suis à sa disposition. Si elle part en 2024, ça m’arrange, mais si ce n’est pas le cas, il faudra faire des choix et ils seront forcément orientés vers le Jules Verne car c’est une chance qui n’arrive pas souvent dans ta vie. Ça va être génial.
Un dernier mot sur l’Ocean Globe Race. Quel est le principe de la course ?
Il y a un fou furieux qui relance les courses rétro et parmi elle la Whitbread sous le nom d’Ocean Globe Race !
Le principe, c’est de partir autour du monde en équipage, avec escale, sans satellite et uniquement sur des bateaux qui ont couru les trois premières Whitbread. Nous sommes une grosse quinzaine de bateaux au départ et les règles de course nous imposent, à chaque équipage, d’avoir une femme, une personne de moins de 24 ans à bord, 30 % d’équipage professionnel et 70 % amateur.
Tu prends donc la route sur Pen Duick VI ?
Oui. Pen Duick VI a 50 ans cette année. C’est un bateau qui a été mis à l’eau en 1973 pour la première course autour du monde en équipage et avec escale. Depuis, il n’a jamais arrêté de naviguer et n’a jamais passé un an à quai. Nous sommes une vingtaine dans l’équipe.
Pour recruter, j’ai mis une annonce sur Facebook fin janvier l’année dernière, j’ai reçu cent-soixante-dix dossiers complets dont 47 % émanant de femmes. J’en ai sélectionné soixante pour des entretiens en visio avant d’en inviter trente-huit à naviguer l’été dernier puis dix-neuf cet hiver. Sur ces dix-neuf, il en reste quinze avec quasiment la moitié de femmes.
En parallèle de la course, je leur ai demandé de travailler sur un projet environnemental ou sociétal autour de l’héritage, en collaboration avec l’association The Elemen’Terre Project.
Et la thématique choisie me tient à coeur : de quel monde avons-nous hérité et quelle planète allons-nous léguer…
Marie Tabarly est membre de l’association Des mains pour demain qui sensibilise à la protection de la planète.