Aïna Chalabaev « Le sport continue majoritairement à véhiculer des représentations masculines. »

Aïna Chalabaev : « Le sport continue majoritairement à véhiculer des représentations masculines. » Sport féminin
Directrice du laboratoire Sport et Environnement Social à l’université Grenoble Alpes, Aïna Chalabaev étudie les ressorts psychologiques à l’œuvre dans la création des stéréotypes sociaux, ceux-là même qui influencent notre perception et nos comportements en matière de pratique sportive, et notamment de pratique sportive au féminin.

Par Sophie Danger

Publié le 05 décembre 2024 à 18h45, mis à jour le 13 janvier 2025 à 16h06

Les Jeux olympiques de Paris ont été paritaires, y aura-t-il une incidence sur la pratique sportive féminine ? 

Si on regarde les leviers psychologiques qui jouent en matière d’engagement dans le sport, l’identification à un modèle joue un rôle très important. Il n’est qu’à prendre l’exemple du football féminin dont l’essor a démarré à la suite de la Coupe du monde 2011 : l’image catastrophique renvoyée par les garçons à l’issue du Mondial sud-africain combinée aux bons résultats de l’équipe de France féminine l’année suivante a conduit à une explosion du nombre de licences. Même chose avec Estelle Mossely en boxe : après sa médaille d’or aux Jeux olympiques de Rio en 2016, les demandes de licences ont fortement augmenté et notamment chez les jeunes filles.

Le fait que les Jeux parisiens de 2024 aient été paritaires peut laisser penser qu’ils joueront à leur tour en faveur du sport féminin, à condition néanmoins que la médiatisation soit elle aussi paritaire, ce dont je suis beaucoup moins certaine.  

Aïna Chalabaev

L’une des explications qui permet de comprendre la disparité entre les hommes et les femmes en matière de sport est l’existence de stéréotypes sociaux. Ces derniers prennent racine dans notre histoire puisque la pratique sportive était, à l’origine, destinée à former les futurs soldats ou les futures élites, catégories dont les femmes étaient exclues. Aujourd’hui encore le sport continue à véhiculer des représentations majoritairement masculines ? 

Même si la pratique féminine s’est beaucoup développée depuis la fin du 19e siècle, on constate effectivement que le sport continue à véhiculer majoritairement des représentations masculines. Des études psychologiques ont été menées sur des enfants de primaire et de collège à qui il était demandé de dessiner ce qui leur venait d’emblée à l’esprit à l’évocation des pratiquants de sport. La très grande majorité d’entre eux dessinait un garçon et, le plus souvent, un garçon qui joue au football.

D’autres études, menées en laboratoire, ont cherché à analyser les temps de réaction à l’évocation d’associations d’idées concernant le sport et les représentations du masculin et du féminin. Là encore, il a été constaté que, de manière globale, le sport était encore très associé à la masculinité. Seuls les sports genrés féminins véhiculent majoritairement des valeurs plus féminines, mais ces derniers restent des pratiques minoritaires, beaucoup moins médiatisées et donc beaucoup moins mises en avant que le sport masculin. 

©Freepik

Il n’existe pas de « territoire » neutre où les stéréotypes de sexe n’affectent pas la vision que l’on a d’un sport qui ne serait ni masculin, ni féminin ?

Il existe peu de pratiques comme cela. Si l’on reste dans le cadre des Jeux Olympiques, ces ancrages très anciens ont joué sur l’intégration tardive de certains sports comme le saut à ski féminin qui n’apparait au programme qu’en 2014 par exemple. La raison invoquée pour justifier cela est la même que celle qui était avancée à la fin du 19e siècle : une raison médicale qui voudrait que la discipline soit dangereuse pour la santé des femmes. Idem pour le canoë-kayak, où l’une des nombreuses spécialités que compte la discipline n’a été autorisée qu’à partir de la dernière olympiade, soit 2020 ! La justification est encore une fois la même : dans cette spécialité, seuls l’un des deux genoux est posé au sol, ce qui serait mauvais pour l’appareil reproducteur féminin. 

20 août 1922, Mary Lines crée l’exploit sur le 100m

Comment comprendre que ces considérations médicales n’aient pas évolué en un siècle ?

Il y a d’abord une représentation, elle aussi très ancrée, qui voudrait que les capacités physiques des femmes soient inférieures à celles des hommes. Ce qui interroge à ce propos, c’est que personne, à part ceux qui travaillent sur le sujet, ne se pose la question de savoir pourquoi une femme est alignée sur 100 mètres haies, 110 pour un homme. Ça parait normal, un point c’est tout.

Si on regarde les études de physiologie sur les différences fillesgarçons, le sexe ne représente qu’un faible pourcentage des performances physiques (autour de 10 %) or, les résultats omettent souvent de l’indiquer, ce qui contribue à véhiculer et à renforcer cette idée de capacité physique inférieure des femmes. Autre chose intéressante, il a été prouvé que chez les filles et les garçons qui font du sport, il n’y a pas de différence de performance et ce, jusqu’à la puberté. Chez les nageurs, par exemple, aucune différence entre filles et garçons en termes de performances jusqu’à l’âge de 10 ans, ce que l’on ne sait pas puisque l’on reste bloqué sur cette représentation d’un corps féminin doté de capacités physiques plus faibles.

©Pexels

De qui émanent majoritairement ces stéréotypes ?

De tout le monde, pas seulement des hommes ou des personnes sexistes : on peut tous être influencés par ces idées reçues dans nos façons de penser et ce, sans même s’en rendre compte. En ce qui concerne leurs répercussions sur notre pratique sportive, les études de psychologie montrent qu’il y a un facteur clé dans l’engagement, quelle que soit l’activité choisie, c’est le sentiment de compétence. Même si l’on n’a pas essayé de pratiquer un sport donné, on peut déjà en avoir une représentation ce qui fait que, si l’on est une fille et que l’on veut se lancer dans un sport stéréotypiquement masculin qui va demander de la force physique ou autre, on va avoir tendance à se dire que l’on n’en est pas capable. Conséquence : on ne s’engagera pas.

C’est un facteur limitant mais il en existe d’autres, liés notamment aux normes sociales et au fait que lon a tendance à sanctionner toutes les personnes qui sortent de ce cadre. Concrètement, les filles vont subir des moqueries si elles pratiquent une activité stéréotypiquement masculine, même chose pour les garçons qui souhaitent se lancer dans un sport stéréotypiquement féminin.  

©Scott Webb/Unsplash

Comment expliquez-vous leur persistance ?

C‘est compliqué. En psychologie sociale, on considère que le point de départ de tout cela repose sur le fait que notre système cognitif est limité. Nous avons plein d’informations à traiter, tout le temps, et nous ne sommes pas capables de tout analyser. Pour comprendre le monde qui nous entoure, nous avons besoin de simplifier la réalité et c’est là que les stéréotypes jouent. Ces derniers seraient liés à des processus de socialisation : dans notre enfance, nous sommes exposés à certaines représentations du masculin et du féminin et, dans notre système cognitif, ces associations vont devenir très fortes et automatiques.

Pour citer un exemple, il y a ce documentaire sur de la boxe féminine – « Elles ont le swing » de Mohamed Djellal durant lequel on voit Myriam Chomaz se prendre un coup et saigner de l’arcade sourcilière. Son entraîneur, qui la côtoie pourtant tous les jours, veut arrêter le match. Myriam insiste et finit par continuer, mais son coach explique par la suite qu’en la voyant, il a pensé à sa femme, à sa fille, au stéréotype de la femme fragile, et que c’est pour cela qu’il a voulu mettre un terme au combat. Cela prouve que même des personnes très familiarisées avec ce sujet peuvent être affectées par ces stéréotypes.

©Unsplash

Est-ce qu’il est possible néanmoins d’en limiter la portée ou les effets ?

Des chercheuses américaines qui travaillent sur le sujet depuis une dizaine d’années ont développé des programmes d’intervention, principalement en entreprise, pour essayer de détricoter ces automatismes avec deux principes clés : le premier, c’est de mettre le public en situation afin de lui faire prendre conscience de ces biais cognitifs. Le second, c’est d’avoir une volonté forte car, comme pour n’importe quelle habitude, changer demande beaucoup d’efforts. Je n’ai pas d’exemple de ce type de programmes en sport, mais ça fait partie des pistes que j’aimerais explorer si je parviens à trouver des financements.

Déconstruire passe par le fait d’expérimenter, mais aussi de montrer, d’où l’importance cruciale de la médiatisation… 

Ce n’est pas un point de vue scientifique mais il est vrai que, si le changement ne vient pas d’en haut, à savoir un changement politique ou organisationnel, il peut venir d’en bas et notamment des femmes. Lorsqu’Estelle Mossely, pour en revenir à elle, est sacrée championne olympique, il y a eu une explosion de la demande de licences initiée par les jeunes filles alors même que la fédération ne s’y attendait pas.  

Estelle Mossely…©Facebook

Est-ce que, malgré tout, il est possible de dire que ces stéréotypes ont évolué depuis l’avènement du sport féminin ?

Une de mes collègues a souhaité refaire un état des lieux des stéréotypes sur les activités physiques et sportives en 2017, sans noter d’évolution. En revanche, lorsqu’elle a repris l’étude sur les enfants à qui on demandait de dessiner une représentation des pratiquants de sport, ça a été différent. Les garçons dessinaient toujours un garçon qui joue au football mais les filles, même si c’est une part minoritaire, dessinaient plus souvent une fille et proposaient des activités plus diversifiées que la seule danse contrairement aux résultats de l’étude originelle menée en 1995. À ce niveau-là, on peut noter une petite évolution même si elle ne concerne pas encore l’ancrage cognitif

C’est une évolution lente mais positive

L‘évolution est très lente, mais il y a quand même une évolution. Si on prend le football, depuis 2018 il y a plus 400 % de licenciées mais on reste néanmoins sur 90 % d’hommes licenciés. Tout cela rend optimiste, mais il faut être vigilant sur les effets de rebond : lorsqu’il y a des avancées en faveur de l’égalité homme-femme, derrière, il peut y avoir des représentations misogynes qui vont reprendre le pas.

©Unsplash

Ouverture ©Pexels

D'autres épisodes de "Dans les coulisses du sport au féminin"

Vous aimerez aussi…

Jessy Trémoulière

Jessy Trémoulière : « Le rugby m’a fait grandir. »

Elle a à peine 30 ans, mais déjà une riche carrière derrière elle. L’Auvergnate Jessy Trémoulière, devenue une figure incontournable du paysage rugbystique international, vient d’être sacrée meilleure joueuse de la décennie, deux ans après avoir été élue meilleure joueuse du monde, rien que ça ! Rencontre avec une fille qui sait merveilleusement transformer l’essai.

Lire plus »
Suzanne Lenglen

Suzanne Lenglen, « la Divine » insoumise des courts de tennis

Championne du monde à 15 ans, la Française Suzanne Lenglen a grandi avec une raquette de tennis dans les mains. Six fois gagnante à Wimbledon et six fois à Roland-Garros, elle sera la première star internationale du tennis féminin ouvrant la voie aux grandes tenniswomen. Son audace vestimentaire sur les courts libérera pour des générations la sportive qui sommeille en chaque femme. Jeu, set et match !

Lire plus »
Le Best-of ÀBLOCK! de la semaine Marie-Amélie Le Fur

Le Best-of ÀBLOCK! de la semaine

Un slalom XXL, une femme de trempe engagée, un rattrapage sur la culture handisport (avec notamment Marie-Amélie Le Fur sur notre photo), une sirène et une question gourmande et sportive à la fois, c’est le Best-of ÀBLOCK! de la semaine. Go !

Lire plus »
Clémence Delavoipière, la para-escrimeuse qui fait mouche

Clémence Delavoipière, la para-escrimeuse qui fait mouche

À la fin de l’envoi, elle touche ! Clémence Delavoipière, 24 ans, est l’un des grands espoirs français de l’escrime fauteuil. Amputée d’une jambe, elle a découvert la discipline par hasard il y a trois ans et a déjà décroché l’or à l’Épée en Championnat du monde. La voilà en place pour disputer ses premiers Jeux Paralympiques, à l’épée, au fleuret et au sabre. Allezzzzz !

Lire plus »
Valeria Kechichian

Valeria Kechichian, l’emblématique pasionaria du skateboard

Elle a découvert le skate à 28 ans et en a fait une arme de lutte contre les discriminations de genre. Valeria Kechichian est à l’origine du « Longboard Girls Crew », une communauté qui rassemble des femmes autour d’une même passion, le longboard. L’Argentine de 41 ans est également à la tête d’une ONG venant en aide aux populations défavorisées. Portrait d’une rideuse militante.

Lire plus »
Charlie Moss

Speakers dans les stades : les femmes aussi donnent de la voix !

Elles chauffent des stades de foot et de rugby blindés de supporters prêts à en découdre. Elles, ce sont les speakers femmes, ces voix de l’ombre qui s’expriment haut et fort dans un milieu souvent majoritairement masculin. Des matchs ambiancés d’une main de maître…de cérémonie. Lançons la Ola pour ces ladies du micro !

Lire plus »
Naomi Osaka

Naomi Osaka, la petite prodige engagée du tennis

Sportive la mieux payée de l’Histoire devant sa challenger Serena Williams, la toute jeune Naomi Osaka a plus d’une corde à sa raquette de tennis. Au top 10 du classement mondial WTA, forte de deux titres consécutifs de Grand Chelem, elle garde la tête froide et donne l’exemple en haussant la voix contre le racisme. Portrait de l’une des sportives les plus influentes en 2020.

Lire plus »

Recherche

Soyez ÀBLOCK!

Abonnez-vous à la newsletter

Mentions de Cookies WordPress par Real Cookie Banner