Stéphanie Gicquel « Mes expéditions polaires, c’est fort, obsessionnel... »
Impressionnante. C’est le mot qui fuse lors de la conversation avec cette femme solide, volontaire, atypique. Stéphanie Gicquel détient le record de la plus longue expédition en Antarctique à ski sans assistance. Elle fait partie de ces athlètes que rien n’effraie. Les éléments, elle s’en fait un allié ; les peurs, elle les apprivoise. Les rêves, même glacés, elle leur donne vie. Rencontre avec une sportive étourdissante.
Par Valérie Domain
Publié le 10 décembre 2020 à 17h11, mis à jour le 29 juillet 2021 à 14h35
Petite fille, on t’imagine virevoltante, pleine d’énergie, c’était le cas ?
Oui, j’ai toujours eu envie de bouger. Mais aussi de voyager, de m’ouvrir au monde, comme si j’avais eu conscience, très tôt, qu’il y avait beaucoup à découvrir, cette curiosité qu’ont les enfants et qui ne m’a jamais quittée. Je m’ennuyais au quotidien, j’avais une grande soif de savoir, je lisais beaucoup, j’avais envie de tester ce que je voyais dans les livres.
J’aimais le contact avec des gens plus âgés parce qu’ils avaient vécu plus d’expériences. Je savais que si je voulais un jour voyager, je devais acquérir des clés pour y parvenir. Pour ce qui est du sport, je vivais à côté de Toulouse, mais je n’ai pas eu accès aux clubs de sport, mon environnement n’était pas sportif ni aventurier.
Enfant, je faisais de la gym – j’installais des matelas dans le garage pour m’entraîner, puis j’ai pratiqué le roller. À l’école, j’aimais bien jouer au foot avec les garçons, faire du cross, du sprint, tout ce qui était sport d’endurance, mais aussi du badminton ou encore du baseball.
Mais c’était pour moi davantage des moments de récré que de sport et l’importance de ces activités pour le corps, la santé… je n’en avais pas conscience.
Je me suis rendu compte que j’aimais courir à ce moment-là. Si j’étais allée dans un club, j’aurais apprécié l’aspect compétitif, la progression, la performance… J’ai testé tout ça par moi-même, je répétais jusqu’au geste que je considérais parfait. Cette recherche de la perfection est ce qui me guide dans tous mes parcours.
Tu dis avoir toujours énormément travaillé, dans ta vie professionnelle comme dans ta pratique sportive ?
J’ai toujours essayé d’avoir de la discipline dans ce que j’ai entrepris, pas uniquement dans le sport de haut niveau et dans l’exploration polaire. Pour entrer dans une école de commerce, j’ai travaillé comme une acharnée, je n’intégrais pas la récupération comme on le fait dans le sport, je n’arrêtais pas !
L’aventure pour moi, c’est aussi bien entrer en école de commerce que partir battre des records en demi-fond.
Dans ce contexte, comment as-tu commencé à penser à des aventures sportives extrêmes ?
Au début, c’était plutôt une envie de road trip puis une autre sorte d’aventure m’a attirée. Quand on s’est installés avec mon conjoint, on a mis de l’argent de côté pour nos voyages aventureux.
C’était de petits projets puis ça a évolué en plus grandes entreprises comme des raids au Groenland, par exemple. C’est un cheminement, ça s’est construit petit à petit, par la rencontre d’alpinistes, d’aventuriers.
En 2004, à 22 ans, pour un job d’été aux USA, sur la côte Ouest avec deux copains. On a parcouru en voiture des milliers de kilomètres, sans argent, sac à dos. J’ai découvert le désert, la liberté, l’immensité, une autre culture, j’étais extrêmement bien.
Là, j’ai eu la conviction très forte que je voulais continuer à découvrir le monde, ce fut une sorte de révélation.
Il y a alors eu les raids à ski, les aventures lointaines en Australie, au Svalbard, au Groenland, où tu es allée dix ou quinze fois…
Entre deux, il y a aussi eu des GR en France que je parcourais à pied, puis en courant, le Canal du Midi, dans le Morbihan, avec mon conjoint ou des amis. Car les grandes expéditions demandent du temps à organiser, il me fallait notamment réunir des moyens logistiques et financiers alors que je devais par ailleurs rembourser mes prêts étudiants.
Mais je suis quelqu’un de serein par rapport au temps. Il est difficile de tout faire, de tout concilier, j’ai toujours plein d’envies que je laisse dans un coin de ma tête -comme une vie de famille qui me passionnerait aussi, mais il faut hiérarchiser, et c’est parfois très frustrant. Mais je me dis : « Plus tard, j’y reviendrai. »
Les personnes pleines d’envies, qui tentent de multiples choses, on les appelle les « multi potentielles », c’est ce que tu es ?
Peut-être. Le fait d’être dans une activité nouvelle est une aventure en soi. J’aime changer d’univers, ça ne me fait pas peur, surtout si ça correspond à un désir. Mais lorsque je me lance, je vais au bout des choses, je n’abandonne pas après un échec.
Et je n’aime pas l’aventure seule, je préfère la partager. Ce qui n’est pas évident car je peux faire des dizaines de kilomètres sur de longues périodes et mon conjoint a parfois du mal à suivre, alors il me suit à vélo !
En général, je suis davantage rejointe sur le parcours qu’accompagnée sur la durée sauf quand ce sont de longues expéditions de plusieurs semaines dans le froid où je pars en équipe.
Le froid, justement, ton environnement idéal… C’est peu courant !
J’aime les lieux polaires. J’ai une attirance pour le froid et cette intuition que c’est quelque chose chose pour lequel j’ai une prédisposition, un talent peut-être. À L’INSEP (Institut National du Sport, de l’Expertise et de la Performance, ndlr), j’ai fait des tests dans des chambres froides, de la cryothérapie : ma température baisse beaucoup moins que les autres.
Il n’y pas d’explications formelles, mais peut-être est-ce davantage une conséquence de mes expéditions polaires qu’inné : mon corps se souvient, il s’est adapté au froid…
Pourquoi cette passion pour le Svalbard, cet archipel de la Norvège tout près du Groenland ?
J’ai eu envie d’y aller suite à des reportages, des images, que j’ai vus. Aussi, le Svalbard est plus facilement accessible que le Pôle Nord. Le Groenland, il y fait très froid, on y voit des ours polaires, une faune préservée, c’est un lieu d’entraînement idéal pour des expéditions plus engagées vers le pôle Nord ou l’Antarctique.
Lors de mon premier séjour en ski de randonnée là-bas, en 2008, je me souviens de l’étendu désertique qui m’a encore plus marquée que le désert traversé aux États-Unis. J’ai été surprise par le froid, la pureté, l’hostilité, tout en étant sereine. Un désert froid, j’adore… J’ai su tout de suite que j’y reviendrais.
Lors de tes expéditions, parfois tu marches, parfois tu cours ou tu es à ski, comment choisis-tu ta façon de randonner ?
Oui, j’aime les trois moyens de progression même si j’ai une préférence pour la course à pied. Dans les régions polaires, il y a en général deux façons d’arpenter ces univers : avec une voile (kite-ski) ou en ski de randonnée nordique (marche), en tirant un traîneau dans les deux cas.
J’ai aussi couru un marathon sur la glace en Antarctique près de la base Novo et sur la banquise au pôle Nord géographique. J’avais un projet de course à pied dans les régions polaires sur de plus longues distances, mais certains endroits sont très crevassés, et j’ai laissé ce projet de côté pour l’instant.
Ton périple de 73 jours en Antarctique, à ski sans assistance sur plus de 2 000 km, a fait de toi la première femme à parcourir une aussi grande distance dans cet univers extrême. C’est aussi ta plus grande aventure ?
Cette expédition a été très longue à monter, a demandé beaucoup d’entraînement, de logistique, d’autorisations à obtenir. Il y avait très peu de voyants verts et j’ai eu des doutes.
La plupart des gens vous disent que c’est impossible, que vous n’y arriverez pas. D’autres explorateurs au début du XXe siècle y avaient laissé leur vie, comme Robert Scott sur la barrière de Ross. Il est mort de faim à 18 km de son dernier dépôt de vivres, soit à une journée de marche.
La faim est omniprésente quand vous passez plus de 50 jours en Antarctique, je pesais 39 kilos quand je suis revenue ! On ne peut pas se préparer à ça, il est impossible de s’entraîner à se priver de nourriture sous – 50 degrés, à avoir faim, à un terrain qui n’existe que là-bas, à des vagues de glace partout.
Malgré le danger, les doutes, qu’est-ce qui t’a poussée à tenter l’aventure ?
L’envie était plus forte que le long combat que j’ai dû mener ! D’autant que j’avais eu trois accidents avant de partir dont une fracture de l’épaule et du coccyx, il faut quand-même rester motivée ! Le doute fait partie de l’aventure et est plutôt positif car il permet de se poser les bonnes questions, de ne pas être inconscient.
Quand on dit « aventurier », on pense à celui qui part du jour au lendemain. Mais cela m’a pris quatre ans de préparer ce projet. Les concessions, le travail, les efforts que ça requière, sont énormes. La préparation, la logistique, c’est essentiel. Le mental aussi : se visualiser dans la situation de gagner. Et au fond de toi, tu sais que tu peux atteindre ton objectif, tu te fais confiance.
Non, j’avais plutôt le désir de voir l’Antarctique au-delà des livres : les ouvrages des premiers explorateurs m’ont donné envie de comprendre ce continent, de comprendre sa réalité. Cette envie passe outre les obstacles, elle est plus forte que tout. C’est pour ça que tu y vas. Quand l’envie est là, c’est fort, obsessionnel.
Ensuite, parvenir à boucler l’aventure est une sorte d’accomplissement bouleversant. Un an après mon expédition, un autre explorateur a laissé sa vie en Antarctique, Henry Worsley, qui était parti sur une expédition en solo sur 2 000 km. Savoir que quelqu’un était sur vos pas et n’est pas revenu, j’en ai pleuré.
Tu es aussi une sportive de haut-niveau : première Française à avoir couru un marathon autour du pôle Nord par −30 °C, championne de France aux 24 heures d’Albi en 2018, arrivée 3e l’an dernier lors du World Marathon Challenge, une compétition de 7 marathons sur 7 jours et 7 continents… Tu es toujours en mouvement. Es-tu une sportive insatiable, pressée ?
Je ressens l’urgence de me mettre en mouvement, j’ai conscience que tout peut très vite s’arrêter. Ce qui est beau, c’est la projection, le moment où on travaille, on visualise la réussite, c’est plus fort encore que la réussite elle-même. Il y a une plénitude à se projeter. Je me vois dans trois ou quatre ans participer à des compétitions, des expéditions, et ça me fait vibrer.
Pour autant, je ne suis pas pressée, je prends les choses comme elles viennent. Avec l’expérience, je sais que rien ne peut se faire du jour au lendemain. Il faut s’entraîner dur, parfois accepter l’échec, le fait qu’il faille refaire, repartir à zéro. Et ce n’est pas forcément négatif, si on réussissait tout de suite, la saveur de la réussite ne serait pas la même.
Que ressens-tu lorsque tu as accompli un de tes rêves d’expédition ?
Quand tu suis un objectif et que tu l’atteins, c’est un aboutissement et en même temps, tu as parfois un moment de vide. C’est logique. Mais ce temps-là, il faut en profiter, le vivre, sans se lancer immédiatement dans autre chose.
Et puis, ce vide, il peut être lié à des carences, de la fatigue, après des situations qui t’ont demandé une grande énergie. Ça peut entraîner des formes de déprime, je l’ai déjà ressenti à cause de ça, mais pas forcément parce que le projet était derrière moi.
Les émotions que tu vis dans le sport, les expéditions, sont particulièrement fortes, mais ne rendent pas pour autant le reste de la vie fade. Sur des courses d’ultra fond, je me revois parfois en Antarctique. C’est en moi, je le ressens tous les jours.
DR
Tu te dis sereine par rapport au temps qui passe, est-ce parce que tu remplis ta vie de façon extraordinaire ?
Je crois que je la remplis de façon à ressentir de la plénitude. Et je ne sais pas ce que je ferai dans dix ans, il m’est impossible d’envisager mon avenir à long terme, que ce soit professionnel ou sportif. C’est le plaisir de l’aventure, d’être émerveillée, de découvrir le monde qui me guide au jour le jour.
J’écris sur mes aventures et ça m’apporte beaucoup. Je reviens sur mes expériences, j’aime ça. Ce n’est pas de la fierté, ça me permet de savoir comment elles me façonnent, me construisent. Et toutes ces aventures…elles me tiennent chaud.
Stéphanie Gicquel prépare actuellement les championnats du Monde d’athlétisme 2021 avec l’équipe de France dans la discipline du 24 h – elle a établi la deuxième meilleure performance française (240,6 km courus en 24 heures non-stop lors des derniers Mondiaux) et son objectif est d’améliorer le record de France.
Retrouvez ses livres « Expedition Across Antarctica » (édition Vilo, préface Nicolas Vanier) et « On Naît Tous Aventurier » (édition Ramsay), dont tous les bénéfices réalisés sont reversés à l’Association Petits Princes, sur son site dédié.
Toutes les aventures de Stéphanie Gicquel à suivre sur ses pages LinkedIn et Facebook
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