Tu t’apprêtes à prendre part au semi-marathon du Mont-Ventoux qui aura lieu le 6 juillet prochain et qui est réputé pour être le plus difficile d’Europe. Comment est-ce que tu abordes ce rendez-vous à venir ?
J’ai décidé de participer à cette course parce que je la trouve hyper atypique et que l’on n’a pas du tout de repères chronométriques. À la base, je viens de la piste, de la route, des disciplines pour lesquelles on est hyper formatés chrono et où l’on peut rapidement être déçus par nos performances si ça ne suit pas. En ce qui concerne le semi-marathon du Ventoux, je trouve que rien que le fait d’arriver en haut est déjà cool et c’est comme ça que je le vis, comme une expérience, en me disant que je vais faire un col mythique, dans un format qui n’est pas habituel parce qu’il y a très peu de cols qui se font en courant.
Tu n’appréhendes pas un peu, ne serait-ce que la douleur que représente l’effort que tu vas devoir produire pour rallier le sommet ?
Ce qui est très bizarre sur ce genre d’épreuve, c’est que l’on ressent juste de la douleur musculaire, si tant est que « juste » soit le mot adapté. Le cardio n’est jamais à haute intensité, il monte mais tu n’es jamais en suffocation et je trouve que c’est assez sympa d’essayer de voir jusqu’où je peux accepter la douleur en continuant à courir. Mon objectif à moi, c’est de courir tout le temps et l’année dernière, lorsque je me suis alignée, j’ai échoué parce que j’ai un peu marché. Cette année, je vais essayer de faire mieux.
Tu as 36 ans et derrière toi, un joli parcours que tu partages, comme tu le disais, entre piste, cross et route. C’est un homme qui a repéré en toi un potentiel à développer, Jean-Pierre Nehr, le premier entraîneur de Christophe Lemaître. Tu avais 10 ans à l’époque, comment ça s’est passé ?
Il faut savoir que, lorsque j’étais petite, je n’aimais pas courir. Comme j’étais hyperactive, je faisais du judo et du rugby et je me suis mise à la course à pied simplement parce que j’aime gagner. Je suis une ultra compétitrice et, peu importe le sport que je pratique, je veux gagner. À l’époque, vers chez moi, il y avait la course des écoles et je l’ai gagnée, puis j’ai gagné aussi la corrida de Belley qui était un grand rendez-vous à ce moment-là avec des coureurs comme Benoît Z qui y avait participé. Jean-Pierre était là. Après ça, on m’a mise à la course à pied et il m’a accompagnée jusqu’à ce que je rentre au lycée.
Tu aurais gagné une compétition de gym, tu aurais décidé de faire de la gym ?
Exactement. À l’époque je faisais du judo et, quand je suis arrivée au lycée, il a fallu que je choisisse entre ça et la course à pied. Or, j’étais assez forte dans les deux disciplines, mais j’aime tellement la compétition, j’aime tellement gagner qu’il est compliqué pour moi de ne pratiquer qu’un seul sport. J’ai continué le judo, mais j’ai opté pour l’athlétisme parce que le club d’Aix-les-Bains nous permettait d’avoir un cadre pour nous entraîner avec des aides financières pour les logements… Je suis partie en sport-études athlétisme mais j’aurais pu, de la même manière, partir en sport-études judo.
J’ai vite abandonné parce que, à l’époque, ce n’était pas encore très courant pour les femmes de faire du rugby. Je jouais à Belley et, jusqu’à l’adolescence, on pouvait jouer avec les hommes mais après, on arrêtait. Il y a aussi le fait que j’aime être certaine qu’en cas de défaite, c’est moi la fautive, pas les autres. Les sports collectifs, ce n’était pas réellement pour moi.
Tu débutes par la piste, tu pratiques le 1000, le 1500 avant de t’orienter sur le 3000 steeple. C’est toi qui as choisi ou c’est Jean-Pierre Nehr qui est à l’origine de ta vocation ?
Quand j’étais en sport-études à Aix-les-Bains, le steeple était une discipline toute nouvelle. Durant ma première année cadette, je faisais du 3 000 mètres plat et ce qui s’est passé, c’est que mon entraîneur, Robert Bogey, m’a proposé de découvrir le 1 500 steeple. J’y suis allée pour voir et j’ai fait les minima A qui me qualifiaient directement pour les France. Tourner en rond autour d’une piste, pour le plat c’était un peu chiant mais là, c’était hyper ludique parce qu’il y avait des barrières, des changements de rythme, tout ça générait de l’adrénaline en plus.
Toi qui aimes varier les plaisirs, tu mélanges le fond, les haies…
Oui et puis il y a vraiment ce côté ludique. Je me répète mais, courir autour d’une piste, ça peut être assez fastidieux et puis, même si ça ne correspondait pas forcément à mes qualités premières, je préférais faire du long que du 3 000 mètres. Or, le long sur piste, c’est vraiment pénible : tu tournes, tu tournes, tu tournes… Avec le steeple, tu as les barrières qui coupent l’effort, tu ne vois pas les tours passer.
Est-ce que tu avais l’ambition de te réaliser par le sport et, peut-être, de pouvoir en vivre même si on sait que c’est compliqué pour les athlètes ?
Mon rêve ultime, ça aurait été d’être en équipe de France. Lorsque j’étais en catégories jeunes, j’ai toujours loupé cet objectif de peu. Lors des années lycées-fac, j’ai un peu arrêté la course à pied et, pour de multiples raisons, j’ai loupé le coche et l’équipe de France est devenue non accessible pour moi. Je reste malgré tout encore hyper motivée et je me dis que, un jour, peut-être, j’y arriverai !
Malgré tout, tu as continué le sport à haute dose.
Oui, ma vie a toujours tourné autour du sport et c’est toujours le cas. Mon métier est tourné autour de ça, mes journées organisées en fonction. J’ai toujours fait des choix professionnels qui me permettaient de faire le maximum de sport, c’est ce qui m’éclate. Dans la vie, j’adore manger et le sport est parfait dans ces cas-là. Je ne me pose jamais la question de ce qu’il y a dans mon assiette, je fais mon sport donc je peux me faire tout le temps plaisir sans penser au surpoids ou à ce genre de problématiques. Et puis, le sport permet d’être combatif, s’il m’arrive des choses difficiles dans la vie, ça m’aide à les dépasser, c’est un exutoire.
À ce propos, tu documentes régulièrement tes entraînements, tes courses, avec beaucoup de franchise. On sent que, parfois, il y a des doutes, de la démotivation, même si tu manges sans te poser de questions, tu as parfois des difficultés dans ton rapport au corps, tu évoques l’âge aussi… C’est important pour toi de montrer l’envers du décor ?
Oui, même si je ne suis plus tant que ça sur les réseaux* et que je ne regarde pas beaucoup ceux des autres parce que je trouve que l’on a souvent tendance à mentir et moi, je n’aime pas ça du tout. Il faut comprendre que le sport, c’est bien pour la vie mais que la compétition, ce n’est pas forcément une donnée positive, notamment en ce qui concerne le bien-être. Ça prend tellement de place, ça a tellement d’impact que, lorsque l’on vit un échec, on a l’impression que c’est comme si notre vie ne servait à rien alors qu’on ne se résume pas uniquement à notre parcours de coureuse. Quand j’écris, je partage ce que j’ai envie de dire, sans trop me poser la question de savoir si ça va plaire ou pas, c’est un peu comme si j’écrivais mon journal intime.
Le 10km de Bourg-en-Bresse, en 2013
Dans le même temps, et tu le dis, la compétition est quand même un ingrédient important pour toi. Tu as d’ailleurs été deux fois sur le podium des France sur steeple, en cadette et chez les seniors.
Oui, bien sûr. J’aime faire du sport, mais ce que j’aime encore plus, c’est la compétition. Si demain, je ne participe plus à des compétitions, je pense que je ferai moins de sport parce que, ce qui m’attire, c’est la progression, l’évolution, voir ce que je peux mettre en place pour que ça matche et puis, quand ça ne matche pas, essayer de comprendre pourquoi et corriger le tir.
La compétition semble, le temps passant, devenue moins un face-à-face avec tes concurrentes, qu’un challenge à relever envers toi-même ?
Maintenant, oui. C’est aussi pour cela que j’ai un peu lâché les courses à chrono parce que le souci, c’est que, dans ce cas précis, on est en compétition et avec soi, et avec les autres. Aujourd’hui, je suis un peu libérée de ça, mon objectif est de faire la meilleure course possible avec mon état de forme du moment et, éventuellement, de gagner, monter sur le podium ou décrocher la meilleure place possible. Ça m’enlève du stress et c’est tant mieux parce que, ces derniers temps, j’avais beaucoup de mal sur les courses à chrono alors que je faisais des super séances. Mais justement, psychologiquement, le chrono générait trop d’angoisses et passait avant même le plaisir. J’avais beau gagner, je m’en moquais, tout ce qui m’importait, c’était le chrono.
©Anne-Sophie Chaume/Instagram
Cette notion de perte de plaisir est assez récurrente chez les pratiquantes de très bon et haut niveau. Est-ce que tu crois que c’est le mental qui décroche, qu’à un moment, on n’arrive plus ou pas à apprivoiser tout ce que la compétition induit ?
Je pense, en ce qui me concerne, que la tête a effectivement un gros impact sur mes performances. Pendant des années et des années, j’ai fait des entraînements bien meilleurs que ce que je pouvais faire en compétition car ma gestion émotionnelle était beaucoup plus difficile. Il y avait toujours un moment où je me décomposais. Cette situation avait fini par faire rire mon entraîneur qui avait remarqué qu’avant une compétition, j’avais toujours un truc : j’étais malade, j’avais mal quelque part… Il y a aussi le fait que j’ai toujours été hyper complexée par le poids. Les autres étaient longilignes et moi, j’ai toujours eu un physique plutôt fort pour une coureuse. Si je loupais, je mettais ça sur le compte de mon poids, j’étais trop grosse et ça aussi, ça génère du stress, d’autant plus que j’aimais trop la bouffe pour réussir à me contrôler dans ce domaine-là.
©Anne-Sophie Chaume/Instagram
À tes débuts, on parlait peu de la santé mentale des athlètes et des problématiques féminines.
Oui, la philosophie était complètement différente. À l’époque, en ce qui concerne le physique, il fallait être vraiment mince, pour ne pas dire maigre. Il y avait beaucoup, beaucoup d’anorexiques parmi les coureuses. Ce n’était pas méchant de la part des entraîneurs, c’est simplement qu’à ce moment-là, c’était comme ça. J’ai le souvenir d’une compétition à laquelle assistaient mes parents et mon petit ami de l’époque. Ils ont entendu quelqu’un dire : « Mais comment est-ce qu’elle fait pour courir aussi vite en étant aussi grosse ? » Ce sont des paroles que, maintenant, on ne pourrait plus entendre parce qu’en athlé, il y a plein de physiques différents et qu’on sait qu’il faut adapter les entraînements en fonction. Pour ce qui est de la santé mentale, ça n’existait pas du tout. Même si, pour ma part, je n’ai jamais vraiment mal vécu mon parcours, je pense néanmoins que, s’en soucier permet de passer des caps. À mon époque, on pensait que s’il y avait contre-performance, c’était forcément un problème d’entraînement alors qu’il pouvait y avoir une autre raison à cela.
Anne-Sophie Chaume et son mari, Lucas Chaume, avec qui elle partage la passion du running.
Tu as commencé à t’éloigner un peu de la piste. C’est une décision qui remonte à deux ans. Pourquoi est-ce que tu as ressenti le besoin de te lancer sur autre chose ?
À mon âge, la progression sur du court est beaucoup plus difficile que la progression sur du long. Si je voulais continuer à progresser sur le court, il aurait fallu que je me spécialise, que j’arrête de toucher à tout. Or, comme lorsque j’étais plus jeune, j’aime toujours autant faire plein de choses différentes. Et puis, à ce moment-là, j’étais dans un club avec lequel ça s’est mal fini et ça été un déclencheur. Je me suis dit que j’allais arrêter de prendre une licence et puis, comme mon objectif était de continuer à battre des records et que ça devenait, les années passant, plus difficile et bien, autant changer d’univers, sans compter qu’avec la piste, il y avait pas mal de déplacements, plus ou moins loin, pour des courses pas forcément très bonnes.
©Anne-Sophie Chaume/Instagram
Peu à peu, tu t’es aventurée sur marathon et sur semi-marathon, deux disciplines qui demandent des efforts complètement différents de ceux que tu as fournis jusqu’alors.
Dans ma tête, je me disais qu’à 30 ans, la piste, ce serait terminé et que pour marquer le coup, je ferai un marathon. J’avais déjà un peu gouté au trail, ça me permettait de ne pas me lasser de ce que je faisais. J’ai fait mon premier marathon à Annecy en 2019 et ça a été la plus belle émotion que j’ai jamais ressentie parce que j’ai eu l’impression d’être allée au bout du bout de moi-même. Je ne pouvais pas aller plus loin et pour la première fois, je me suis mise à pleurer. C’était tellement bien de vivre ça que j’ai eu envie de recommencer. En 2019, il n’y avait pas la densité de coureuses que l’on peut voir maintenant sur la distance et j’avais espoir de, peut-être, un jour, si je progressais, aller chercher une sélection en équipe de France sur la distance. J’ai commencé comme ça et j’ai continué parce que j’adore les prépa marathon, j’adore faire de la longue distance et, comme je te disais, plus je cours, plus je peux manger et plus je mange, plus je suis heureuse.
Tu ne contrôles pas ton assiette, même en période de préparation ?
Je ne me prends jamais la tête avec ça, je mange et puis en plus, j’ai un mari qui est en phase avec ça. Il part du principe qu’il faut manger et ça m’encourage. Quand je me dis qu’il faut que je m’affûte, ça me permet de passer à autre chose. Il me dit toujours que si je veux courir, il me faut du carburant et, même si on ne mange pas des burgers tous les quatre matins, on ne se focalise pas sur ça.
Le marathon semble également t’avoir libérée de la pression du résultat à tout prix…
Ça coïncide surtout avec le moment où j’ai décidé de prendre du plaisir à l’entraînement. Ce que j’aime quand je m’entraîne, c’est courir, beaucoup courir et les prépas pistes, on court moins. Or, quand je cours moins, je me sens moins bien, j’ai l’impression que je grossis alors que ce n’est pas vrai du tout parce que je sais que l’intensité comble le peu de kilomètres que je peux faire parfois. Il y a aussi le fait que pour la prépa marathon, tu fais des séances que tu peux plus facilement partager avec des gens, ce qui n’est pas forcément le cas sur piste.
Le poids revient très fréquemment dans ton discours…
Oui, je pense que ça vient de mon historique avec le judo qui est un sport à catégorie de poids et qui a fait que, dès petite, on a commencé à me peser. Je me souviens que, quand j’étais chez les mini poussines, l’école primaire en somme, qui est un moment où l’on grandit et, de fait, où l’on prend du poids et bien moi, je ne voulais pas. Physiquement, par rapport aux autres coureuses, je suis plus costaud ou disons plus musculeuse mais mon problème, c’est surtout le poids. Si demain, je pesais 52 kilos, quand bien même ce serait 52 kilos de gras, je serais la plus heureuse. Ce qui est paradoxal, c’est que l’on sait qu’il y a des choses qui n’ont aucun impact, que le poids ne veut pas forcément dire que l’on est bien, mais c’est dans la tête.
Le sport pourtant, c’est se construire un corps solide, ce qui passe par le muscle, par le poids. Tu crois que tu seras un jour en paix avec ton corps ?
Je pense que mon mari l’espère mais, pour ma part, là où c’est paradoxal encore une fois, c’est que j’aime aussi avoir ce rapport à mon corps. Les jours où j’ai moins envie d’aller courir, moins envie d’aller faire du sport, c’est une source de motivation : comme j’aime manger et que je n’ai pas envie de grossir, ça m’oblige à y aller pour avoir, on va dire, une sorte de physique que je qualifierais de minimum. C’est pour ça que, même si ça me complexe, je ne cherche pas forcément à ne plus avoir ce rapport à mon corps.
Poids ou pas, cette orientation vers du hors-pistes a été fructueuse. Cette année, tu as remporté le Trail Givré, celui de Douvres, tu termines également 2e dans la Drôme et à l’issue de l’Utra Trail Grand Colombier… On a la sensation que ces nouveaux horizons t’ont permis de te libérer totalement de ce qui pouvait, auparavant, entraver ta progression.
C’est tout à fait ça et, ce qui est abusé, c’est que, au départ, je suis allée sur le trail parce que je me trouvais nulle sur route, que je n’y arrivais plus, que je me mettais trop de stress, que je faisais des mauvaises compétitions et que tout cela me rendait mal. Je me suis demandé ce que je pourrais faire qui me plairait en me libérant de tout cela et le trail s’est imposé. Mon seul objectif dans cette discipline, c’est d’aller d’un point A à un point B tout en essayant de courir le plus possible. Je me fixe des objectifs de ce genre-là et, même s’il m’arrive parfois de me prendre un mur en pleine face comme avec l’Ultra Trail Grand Colombier que j’avais un peu pris trop à la légère, tout est nouveau pour moi, j’ai plein de choses à découvrir, je sais sur quoi je peux progresser. Et puis, moi qui aime les animaux par-dessus tout, et notamment mes chiens, je peux aller m’entraîner avec eux en nature, au milieu de beaux paysages. Le seul inconvénient, c’est que c’est plus difficile à partager avec d’autres personnes.
Le prochain rendez-vous c’est donc le semi-marathon du Mont-Ventoux. L’an passé, tu avais fini 3e et cette année, tu es présentée comme l’une des grandes favorites de l’épreuve.
Ah bon ? Moi, quand on m’a annoncé le nom des participantes, je me suis dit : « Ah ouais… ». Mais je vais essayer de tenir ce rang alors !
Tu as déjà réfléchi à ce que tu feras après, tu veux continuer dans la voie de ces courses nature ?
Mon objectif, hors Ventoux, c’est le duathlon de l’Alpe d’Huez auquel je vais participer avec mon mari. Là encore, c’est une course un peu atypique avec la montée de l’Alpe en vélo. Pour ce qui est de la suite, le problème avec le trail, c’est qu’il faut s’y prendre dix ans à l’avance pour réussir à avoir des dossards. J’essaie d’en avoir un pour le marathon-trail des Templiers et j’aimerais également m’aligner au départ de la SaintéLyon cette année…
* Suivez Anne-Sophie Chaume (Vittet), championne et coach sportif, sur sa page Instagram, anne_so_runneuse
Ouverture ©Anne-Sophie Chaume
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