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Émilie Le Fur « Les sports mécaniques font partie du monde d'avant, il faut les repenser...»

Émilie le Fur
Après plus de dix ans à évoluer en F1, moto et rallye, Émilie Le Fur a choisi d’emprunter une voie plus verte. La triple Championne d'Europe Xterra, ancienne ingénieure piste et essais des pilotes Sébastien Loeb ou encore Sébastien Ogier, s'est reconvertie dans l’alimentation durable et milite pour une pratique sportive plus écologique. Rencontre avec une fille nature.

Par Sophie Danger

Publié le 18 mars 2021 à 19h39, mis à jour le 07 août 2023 à 12h14

En préambule, toi qui as évolué pendant plus de douze ans dans les sports mécaniques, comment as-tu réagi à la récente décision de Sharni Pinfold de quitter le milieu des sports moto, usée, selon ses dires, par la misogynie ambiante ?

L’histoire de Sharni Pinfold m’a fait réagir. D’un côté, j’ai envie de l’inciter à rejoindre la communauté VTT, un sport en cohérence avec les enjeux de changement climatique et de diminution de biodiversité ; de l’autre, j’ai envie de lui dire de tenir bon.

Si j’ai été acceptée et reconnue, pourquoi pas elle ? Certes l’époque a changé, les jeunes femmes sont sans doute devenues plus exigeantes.

Quand j’ai débuté en Grand Prix moto en tant qu’ingénieure, ça me faisait rire d’être prise pour l’attachée de presse, qu’on me demande d’être « umbrella girl » sur la grille de départ ou de remplacer la cuisinière de l’équipe qui était malade…

Mais, en quelques mois, c’est bien en tant qu’ingénieure piste et essais qu’on me proposait des emplois dans de grandes équipes. Parce qu’il y a partout des pionniers, des précurseurs qui sont prêts à faire confiance à des personnes différentes.

Être une fille dans un milieu ultra masculin ne t’a jamais posé problème ?

C’est arrivé bien sûr, à plusieurs reprises, et tout au long de ma carrière. Cependant, il y a souvent des solutions. Lorsque j’ai commencé mon stage de fin d’études en Grand Prix moto, j’ai entendu : « Oh, c’est une gonzesse », « Il y a une panne, c’est de sa faute »… Bref, j’ai eu droit à tout le panel !

Mais, au bout de dix mois, je n’avais pas encore commencé à dire que j’allais chercher du travail et à envoyer des CV que je recevais huit propositions d’embauche.

Le fait que je sois une femme, la seule femme, faisait que j’étais visible, je sortais du lot. Ceux qui cherchaient un ingénieur se disaient : « Tiens, il y a elle ».

Ce qui pouvait être discriminant – le fait d’être une femme – me donnait finalement un avantage. Je salue et je remercie ces hommes qui ont cru en moi.

Je sais aujourd’hui que certains étaient très contents que nous soyons là, Debbie, une cheffe mécanicienne, et moi.

D’où te vient cette passion pour les sports mécaniques ?

Je me demande si ce n’est pas parce que je viens d’un milieu agricole. Mes grands-parents étaient agriculteurs et j’allais aux champs avec mon grand-père.

J’aimais bien les tracteurs et je m’y suis intéressé. À ce moment-là, personne ne m’a dit que je ne devais pas mettre mon nez dans les tracteurs parce « qu’une fille, ça fait ça et pas autre chose ».

Il y aussi le goût de la vitesse, des sensations fortes, le goût de la mécanique… Et puis il y a les rencontres bien sûr !

Nous faisions de la moto cross et de l’enduro avec mes amis de lycée avant de passer aux motos sportives, au rallye… C’est comme ça que j’ai participé au Rallye Jeunes et c’était parti !

C’est à cette époque que tu décides de devenir ingénieure en mécanique ?

C’était pire que ça, au collège je voulais devenir pilote de chasse. J’étais naïve, je ne me rendais pas compte qu’il y a avait des armes et que c’était un engin de guerre. Tout ce qui allait vite et qui comportait de la haute technologie me fascinait.

Quand on me disait que la Formule 1 était le laboratoire des véhicules du futur, j’y croyais et j’y suis allée d’ailleurs.

Maintenant, avec le recul, je suis consciente que la Formule 1 et d’autres Championnats du monde sont davantage du marketing pour vendre un produit.

Ceci dit, j’ai toujours envie de piloter un avion de chasse, mais il n’y a pas de version écologique !

Tu ne t’es jamais dit qu’il pourrait être difficile pour une femme de s’imposer dans un domaine comme celui-ci ?

Je ne me suis pas posé de questions et on ne m’a jamais mis de barrières. Les gens autour de moi étaient dans l’ouverture et avaient déjà eu ce genre d’expériences.

Par exemple, la maman de l’un de mes copains d’école avait été la plus jeune pilote de France d’avion, sa grand-mère était championne de France de kart…

J’évoluais dans un milieu où il n’y avait pas de barrières. Je crois en l’éclectisme, à la diversité et à la richesse des différences. Je n’aurais pas pu, et je ne peux toujours pas, évoluer dans un seul milieu, ce n’est pas possible.

Par la suite, tu vas toucher à tout : Formule 1, moto et surtout rallye…

Les trois disciplines qui m’intéressaient, je les ai touchées et j’ai vu ce qui me plaisait et ce qui ne me plaisait pas. La Formule 1, par exemple, fut un passage très court.

L’ambiance ne me plaisait pas vraiment et surtout le travail par lui-même semblait beaucoup plus sectorisé que ce que ce que j’avais pu vivre en moto auparavant et que ce que j’allais vivre en rallye après.

La Formule 1, c’est ce que je voulais faire lorsque j’étais en école d’ingénieurs parce que c’est ce qui faisait rêver mais c’était par méconnaissance des autres disciplines.

La discipline qui me correspondait, c’était le rallye. En revanche, être embauchée par Jean-Pierre Boudy, le concepteur du V10 Peugeot reste un moment magique et inoubliable !

Pendant toutes ces années, tu vas croiser très peu, voire pas du tout, de femmes qui exercent la même profession que toi. Est-ce que ce n’est pas étouffant à la longue ?

Au bout de douze ans de carrière dans un domaine exigeant, effectivement certaines choses sont pesantes. Que l’on soit un homme ou une femme, d’ailleurs.

Malgré tout, évoluer dans ces milieux m’a montré ce qu’est le travail en équipe à savoir que, même avec de gros égos et de gros enjeux, lorsque l’on a un objectif, on s’y met tous ensemble et on y parvient.

Je ne dis pas que c’est tout beau, tout rose, mais n’empêche, par rapport à d’autres expériences que j’ai pu avoir, cette capacité, même lorsque l’on est différents ou opposés, à pouvoir bosser ensemble parce qu’on a un objectif commun est quand même un gros point fort.

J’ai eu une très belle carrière, positive, riche mais, par la suite, j’ai eu envie de découvrir d’autres choses, d’avoir une vie encore plus riche et surtout en cohérence avec les enjeux de changement climatique, de préservation des ressources, de lutte contre la pollution.

Tu penses que tu as montré la voie à d’autres jeunes femmes désireuses, à leur tour, de se lancer ?

Je ne pense pas et tant mieux. J’espère avoir montré qu’on peut oser. Je pense qu’actuellement le sport auto ne dit tout simplement rien aux filles. Et je le ressens.

Il y a quinze ans, les élèves de mon ancienne école d’ingénieurs avec qui je suis en lien, me sollicitaient encore pour le sport auto mais maintenant, ça a changé.

Désormais, ils me sollicitent pour savoir comment intégrer davantage les enjeux environnementaux et climatiques dans nos formations.

J’ai l’impression que le sport auto ne fait plus rêver les jeunes. Ils préfèrent travailler sur la mobilité durable, réfléchir à des vélos plutôt qu’à une Formule 1. Et c’est une excellente nouvelle.

Est-ce que, pour toi, cette prise de conscience et les conséquences qu’elle a, sur la formation notamment, peuvent avoir, à plus ou moins long terme, un impact sur ce genre de spectacles ?

Je pense qu’il est nécessaire de repenser ce type de sports. Pour moi, ils font partie du monde d’avant. Il y a beaucoup de gens qui aiment ça, ça ne va donc pas disparaître du jour au lendemain, mais rien ne nous empêche d’être créatifs et de proposer des alternatives, de faire changer les comportements et les pratiques.

Ce sont ces mêmes convictions écologiques qui t’ont poussée, toi aussi, à tourner le dos aux sports mécaniques ?

J’ai toujours eu le goût de la nature et il y a un moment, tu vois bien que ton travail a un impact sur l’environnement. Alors tu essaies de mettre ta patte et tu proposes à tes mécaniciens de trier les déchets, de voyager en train et ça fonctionne !

Mais ce n’est pas suffisant. Car tu continues à contribuer à véhiculer l’automobile comme un objet de rêve, qui va vite, qui est performant alors qu’il faut repenser la mobilité dans sa globalité pour faire face et lutter contre le changement climatique.

Un élément véritablement déclencheur a été, pour moi, le film de Al Gore : « Une vérité qui dérange ». J’ai pris conscience de l’ampleur du changement climatique et ses conséquences.

Néanmoins, je n’ai pas tourné le dos à la communauté des sports mécaniques. J’y ai rencontré de très belles personnes, dont certaines m’ont fait confiance et sans qui je n’aurais pu avoir une telle carrière.

Pour beaucoup, nous sommes toujours en lien, par l’amitié, le sport mais aussi les préoccupations environnementales. Beaucoup d’anciens collègues et patrons m’ont soutenue pour mon projet « écoathlètes-championnat du monde de cross triathlon » en 2016.

J’ai vécu de magnifiques expériences que je ne renierai jamais et pour lesquelles j’ai encore des étoiles dans les yeux.

Ton entourage professionnel a donc plutôt bien réagi à tes envies d’ailleurs ?

J’en parlais avec des collègues. Ils voyaient bien les livres que je lisais, ils rigolaient mais ça créait des discussions intéressantes. Peu à peu, l’idée de partir a commencé à se dessiner.

À ce moment-là, Citroën me propose de travailler sur la réutilisation des véhicules de course et de créer un nouveau département.

C’était très dynamisant et motivant ; j’ai eu cette chance de pouvoir bosser sur les manières de diminuer les impacts d’une voiture de course, réfléchir à comment les faire durer plus longtemps, comment essayer d’avoir des pièces moins impactantes…

Quand le service a fonctionné, on m’a proposé de revenir dans l’équipe de course. Il fallait trois ingénieurs pour l’équipe de Sébastien Loeb et Dany Sordo. J’ai pu vivre mon ancien métier dans une autre équipe avec une autre manière de manager.

Tu vas finir ta carrière en découvrant un jeune pilote prometteur, un certain Sébastien Ogier…

Il y avait une séance d’essais à laquelle personne n’avait envie d’aller car elle se déroulait dans la boue, au Pays de Galles, à l’automne. J’y suis allée avec un jeune équipage qui n’avait jamais roulé dans une voiture de Championnat du monde.

Quand j’ai analysé les données, je me suis dit que j’avais face à moi un nouveau champion du monde. C’était Sébastien Ogier.

Le soir, le patron de l’équipe m’appelle pour me demander ce que j’en pense et je lui réponds : « Il est super bon, il sera Champion du monde. »

Il me demande si j’en suis certaine et je lui dis que oui. Il me dit alors de faire des essais le lendemain et de pousser un peu plus pour voir sa capacité à régler la voiture.

Là encore, ça se passe super bien. Je lui réitère mon avis, il sera Champion du monde ! Dans la foulée, il me propose de devenir son ingénieure. J’ai dit oui sans hésiter, le défi était trop beau !

J’ai ainsi terminé ma carrière avec un pilote et un co-pilote en plein apprentissage. Pour un ingénieur, travailler avec un jeune pilote prometteur, c’est juste génial.

Comment es-tu parvenue à tourner le dos à ce milieu dans lequel, malgré tout, tu t’épanouissais et qui t’offrait des opportunités difficiles à refuser ?

J’étais consciente que j’avais vécu les plus belles années. Quand j’étais chez Peugeot, on avait encore droit à pas mal de technicité, d’électronique, d’hydraulique.

En tant qu’ingénieure, je me suis éclatée avec les capacités de réglages des voitures. Pour moi, techniquement, j’avais eu dans les mains le top, la 206WRC, laC4WRC…

C’est quand même un énorme grand écart de passer des sports mécaniques à une carrière dédiée à l’écologie…

J’aime toujours les sports mécaniques et si ce n’était pas polluant, j’en ferais toujours. Pour être capable de le dire et de l’assumer, il m’a fallu du temps.

La décision n’est pas facile à prendre mais j’avais beaucoup d’autres choses à découvrir, une autre vie à faire.

J’avais ce besoin d’avoir un métier plus utile à la société, de donner du sens à ma carrière.

Tu es désormais engagée dans l’alimentation durable

Oui, je travaille sur l’alimentation durable et l’adaptation au changement climatique, ce qui est hyper vaste. Le but est de donner accès, à tous, à une alimentation bonne pour la santé, bonne pour l’environnement, bio, locale et de saison.

Je travaille désormais avec des spécialistes de la santé, des spécialistes du social et c’est tellement intéressant et enrichissant !

J’ai connu le travail d’équipe avec le sport auto et là j’ai la chance de voir aussi le monde de la coopération.

Ta passion pour le sport est restée intacte mais… avec une pointe de vert là aussi ! Tu es triple Championne d’Europe xterra (2016-2017-2019), à la tête de l’association les Ecoathlètes et tu milites pour une pratique sportive respectueuse de l’environnement. Ça consiste en quoi ?

Lorsque je me suis reconvertie, je voulais être utile à la société, mais aussi pouvoir refaire du sport, c’était essentiel, c’était une des raisons fondamentales de ma reconversion.

J’ai décidé que je ferais du ski de fond et du triathlon, et que je le ferai avec mes convictions environnementales.

C’est comme ça qu’en 2015, le triathlon de Châlons-en-Champagne est devenu un éco-triathlon. Deux plus tard, on a créé les Écoathlètes afin d’accompagner ceux qui veulent organiser un évènement sportif éco-responsable.

Aucun regret d’avoir changé radicalement de parcours ?

Aucun regret !

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