Camille Andrieu « Il ne faut pas vivre le sport féminin dans son rapport exclusif au sport masculin. »

Camille Andrieu
Magistrate à la Cour des comptes avant de devenir directrice de cabinet dans le secteur privé, sa vie professionnelle intense n’empêche pas Camille Andrieu, ex-basketteuse de haut-niveau de militer pour un sport féminin plus visible. Sa recette ? Actionner le triptyque médiatisation-financement-féminisation des instances. Rencontre.

Par Sophie Danger

Publié le 10 septembre 2024 à 18h02

Votre ouvrage s’intitule : «le sport, une histoire de femmes ? », un titre ponctué par un point d’interrogation. Le sport est donc, avant tout, une histoire d’hommes ? 

J’ai souhaité trouver un titre évocateur ou provocateur qui permettrait de remettre à l’agenda ce sujet du sport féminin. Fort heureusement, l‘égalité femmeshommes a énormément progressé depuis un siècle, mais il reste des terrains à conquérir et le sport en fait très largement partie.

À travers ce livre, j’ai voulu montrer que le sport féminin est une réalité et qu’il possède des vertus intrinsèques qui méritent d’être davantage connues.

C’est une réalité que vous connaissez très bien pour avoir pratiqué vous-même le basket à haut niveau

Oui, le basket a été une partie très importante de ma vie. Pendant des années, je me suis entraînée une à deux fois par jour avec des compétitions le week-end. J‘ai fait tous les cursus jeunes et ce, jusqu’à 20 ans, j’ai été sélectionnée dans le groupe France des moins de 18 ans et j’ai été partenaire jeune d’entraînement en équipe professionnelle à Aix-en-Provence.

De fait, j‘ai connu le sport de haut niveau et ce que cela signifie en termes d’exigence, en termes de valeurs, en termes de passion mais aussi, en termes de difficultés.

Camille Andrieu

Vous évoquez des difficultés, le sport a-t-il, selon vous, déjà été une histoire de femmes ?

Dans la société qui est la nôtre, tous les domaines – histoire, économie… – passent majoritairement par le prisme masculin, c’est un biais civilisationnel global, et le sport ne fait malheureusement pas exception à la règle. Pendant des siècles, le sport a ainsi été une histoire d’hommes, du moins telle que perçue par la population.

Dans le premier chapitre de mon livre, je montre qu’il y a malgré tout eu des histoires de femmes, qu’historiquement, le sport n’a pas toujours été uniquement masculin. Sous l’Antiquité par exemple, il y avait les Jeux Héréens qui réunissaient les femmes, durant le Moyen Âge, certaines représentantes de l’élite avaient le droit de pratiquer des sports comme l’équitation, la danse

La vraie période de démocratisation, celle durant laquelle le sport commence à devenir une histoire de femmes, c’est le 19e siècle. À ce moment-là, on assiste à la naissance de clubs de sport féminin, à celle d’organisations sportives féminines également, ce qui permet aux femmes de devenir davantage visibles dans ce domaine-là.

Camille Andrieu

Vous expliquez que, pour ce faire, il a fallu des femmes courageuses, capables de défier les conventions dictées par les hommes afin de s’inviter dans un lieu d’où elles étaient exclues : le stade. Le sport a été une conquête pour les femmes, il l’a été également pour les hommes néanmoins. Est-ce que ce sont deux combats différents ?  

Le sport tel qu’on l’entend aujourd’hui a effectivement été une conquête en tant que telle. Ce qui est distinctif en ce qui concerne les femmes, c’est que la société d’alors était plus patriarcale et qu’elles ont également dû faire face à ça.

Je parle, dans mon livre, de Suzanne Lenglen, une immense sportive qui a aussi permis de briser des tabous, des carcans fondamentaux. En tennis, au début du 20e siècle, les femmes portaient des chaussures rigides, des pantalons, des corsets, des épingles partout dans les cheveux…  Suzanne Lenglen s’émancipe de tout cela, ce qui montre que, même si le sport a été une conquête, ça a été une conquête supplémentaire pour les femmes comme, globalement, ce qui concerne tous les pans de notre société.

Suzanne Lenglen

Parmi ces femmes, il y a eu Alice Milliat pour qui la pratique du sport s’apparentait à un droit, Alice Milliat qui parlait de féminisme sportif. Peut-on dire que le sport féminin, plus que le sport masculin peut-être, est avant tout un enjeu politique ? 

Le sport a toujours eu une portée politique, y compris chez les hommes, mais elle est particulièrement forte pour les femmes. Une partie de la conquête des droits des femmes a eu lieu sur le terrain sportif. Le terme de droit est très fort.

Nous avons enfin quelqu’un, à travers la figure d’Alice Milliat, qui ose dire à l’époque de Coubertin que le sport est aussi un droit pour les femmes. C’est elle qui créé la première fédération française de sport féminin, la première Fédération internationale de sport féminin, elle lance les premiers Jeux Olympiques entièrement féminin à Paris en 1922

Tout cela est intimement politique parce que, si l’on en revient à ce que signifie politique, c’est la vie de la Cité, c’est la manière dont on arrive à vivre en société tous ensemble 

20 août 1922, Paris organise les premiers Jeux Olympiques féminins

Les premières sportives et les premières championnes, celles que l’on découvre dans le sillage d’Alice Milliat, semblaient partager avec elle cette conscience aigüe du fait que le sport était à la fois un amusement mais aussi un engagement, un levier pour revendiquer et faire avancer la cause féminine

C‘est, quelque part, le destin des communautés perçues comme des minorités en termes de droits. Les femmes en ont fait partie mais elles ne sont pas les seules, il y a également les minorités sexuelles, les minorités d’origine… Ce qui est paradoxal, c‘est que l’activité de ces communautés perçues comme des minorités, devient politique parce que c’est une question d’affirmation, de revendication, une question de combat, de conquête.

En revanche, si l’on reprend l’exemple de Suzanne Lenglen, le tennis était sa passion, pas uniquement une question de politique. Je cite également Kathy Switzer dont la passion était le marathon et dont elle va faire un combat politique lorsqu’elle comprend qu’elle ne peut pas concourir à Boston en 1967.

Je veux signifier par là qu’il y a une dimension politique dans le sport féminin mais qu’il ne faut pas oublier que ces femmes étaient avant tout mues par la passion.

Les débuts du marathon revendiqués par les femmes…

À travers votre ouvrage vous pointez du doigt l’une des problématiques centrales, et toujours d’actualité, qui explique la mise à l’écart des femmes dans le domaine du sport, à savoir l’emprise sur le corps féminin, un corps trop faible pour supporter des efforts, un corps à préserver pour donner des enfants… 

C‘est vrai que ça continue et que le combat est loin d’être terminé. Le corps féminin, aujourd’hui, est jugé apte à concourir dans l’ensemble des disciplines, fort heureusement. Je trouve d’ailleurs en ce sens que le sujet des épreuves mixtes est intéressant. Leur augmentation aux Jeux Olympiques est un bon signal car ça permet, non pas de mélanger les corps, mais de juxtaposer les corps féminins et masculins et donc, quelque part, de faire coexister les genres dans le sport.

Il reste malgré tout de nombreux sujets, complexes, à débattre comme la question de l’état civil par rapport au corps, celle de l’identité sexuelle, de l’identité de genre et de l’inclusion des sportifs transgenres, intersexes. L’histoire de Caster Semenya est, à ce titre, parlante puisque, en matière de contraintes imposées au corps, on lui a imposé de prendre un traitement hormonal pour pouvoir concourir dans sa discipline.

Caster Semenya

À l’époque d’Alice Milliat, le grand combat consiste à obtenir l’aval du CIO pour inclure les épreuves athlétiques féminines aux Jeux Olympiques, comme s’il y avait besoin de la reconnaissance des hommes pour valider l’existence et l’importance du sport féminin. Est-il possible de s’affranchir de cette comparaison qui perdure aujourd’hui encore ?  

Le sport féminin possède des valeurs sportives intrinsèques avérées et je pense qu’il ne faut pas se comparer aux hommes. Entre les deux pratiques, sport féminin et sport masculin, il y a des points communs, d’autres qui diffèrent. Tout cela est avant tout une histoire d’éducation. Il ne faut pas vivre le sport féminin dans son rapport exclusif au sport masculin. Il faut donner à voir ce sport, ce sport féminin sous d’autres angles et ces angles ce sont la médiatisation, le financement et la gouvernance.

Je pense que les trois clés sont là. En ce qui concerne la médiatisation par exemple, aujourd’hui, le sport féminin, c’est 4,5 % des programmes sportifs à la télévision. Moi, j’aimerais qu’il y ait des quotas imposés par l’ARCOM dans les chaînes publiques, mais aussi dans les chaînes privées qui disposent de la fréquence TNT qui est une fréquence publique et qu’on passe ainsi de 4,5 % à 20 % d’ici trois ans  

Alice Millat et les membres du CIO

Quid du levier du financement ?

Dans une économie capitaliste, si vous ne jouez pas sur ce levier du financement, c’est compliqué d’espérer plus. Je parle là de financement public mais aussi de financement privé. Je crois beaucoup en l’empreinte et la capacité des groupes privés à porter ces sujets, certains comme Visa, sponsor du sport féminin pour l’UEFA, ou Adidas, qui s’est engagé à donner les mêmes primes aux athlètes femmes et hommes, le font déjà. C‘est presque une démarche de RSE.

Et pour la gouvernance ?

Elle s’inscrit, elle aussi, dans cette logique de visibilité, de donner à voir des visages de femmes. Aujourd’hui, il y a un peu moins de 20 % de femmes dirigeantes dans les organisations sportives internationales et il faut que ça bouge. En France, il y a eu des lois en la matière, c’est très bien.

Dans l’absolu, bien sûr qu’il faut espérer que bientôt nous n’aurons plus besoin de politiques de discrimination positive. Ce n‘est pas agréable pour les femmes de se dire quon est des leviers de quotas. Mais je pense aujourd’hui que c’est encore une mesure nécessaire pour faire avancer les choses et je crois vraiment en ces trois leviers pour réussir à inverser la donne. 

Camille Andrieu

Le donner à voir passe aussi par les sportives et leur prise de parole. Vous convoquez Billie Jean King, Megan Rapinoedans votre ouvrage, des sportives qui ont ouvertement pris position pour faire avancer le sport féminin. Les championnes françaises semblent moins audibles. Est-ce dû, selon vous, au rapport que l’on entretien au sport et qui diffère totalement de la manière qu’ont les Américains de l’appréhender ?

Il y a là deux sujets, celui du sport et celui, plus globalement, de la culture. En ce qui concerne le sport, il y a effectivement une différence de conception que j’ai moi-même vécue pour avoir joué un an aux États-Unis. Là-bas, faire du sport est beaucoup plus normalisé, valorisé ne serait-ce que sur les campus universitaires qui forment les grands sportifs américains de demain. En France, le sport professionnel ne se fait pas à l’université.

Et puis, il y a le fait que la culture américaine, contrairement à la culture française, est plus vocale parce que le prisme de l’individu est plus développé là-bas que chez nous où le prisme est plus collectif. Américains et Américaines sont toujours plus vocaux et les combats sociétaux commencent d’ailleurs plus souvent de ce côté de l’Atlantique que du nôtre. 

Faut-il encourager les sportives à s’engager ?

De manière générale, nous les femmes avons un devoir d’exemplarité à titre individuel, surtout quand on est dans une position de pouvoir avoir une voix, de pouvoir porter une voix. C‘est le philosophe Alain qui disait : « Il ne faut surtout pas s’endormir en liberté parce que sinon, on se retrouve en servitude », ce qui signifie dans notre cas que, ce n’est pas parce que l’égalité femmes-hommes a beaucoup progressé, qu’il faut se dire que le reste va couler, que c’est avant tout une question de temps et que dans cinquante ans tout ira bien.

Lorsqu’on est en mesure de prendre la plume, de donner l’écho à une voix, il faut le faire. Ceci étant, je ne pense pas qu’il faille que toutes les sportives, pour ne citer qu’elles, se convertissent en défenseuses de la cause parce que c’est très intime. Il ne faut pas l’imposer.

Certaines femmes endossent ce rôle, comme Megan Rapinoe par exemple, Caitlin Clark en WNBA et il y en a d’autres. C‘est important qu’il y ait des modèles, mais je pense aussi qu’il est important de pas politiser systématiquement le sport. Le sport, c’est d’abord une passion, une profession pour certaines, un loisir pour d’autres. 

Megan Rapinoe

Pensez-vous que les Jeux Olympiques de Paris en 2024, Jeux paritaires, puissent avoir une incidence sur le sport féminin ?

Je l‘espère !  En judo, on a Clarisse Agbégnénou ; en boxe, on a Estelle Mossely, sans oublier la gymnastique, l’escrime, la natation, l’athlétisme, les sports collectifs

Plus le sport féminin ramènera de médailles, plus ce sera médiatisé, plus ce sera financé et plus on va pouvoir en parler. J‘espère très fortement que les Jeux de Paris 2024, par la visibilité donnée aux brillantes sportives qui ont concouru, laisseront un héritage en la matière au pays dit des Lumières.

Vous imaginez-vous, un jour, publier un ouvrage intitulé« Le sport, une histoire de femmes » mais sans point d’interrogation en fin de phrase cette fois ?  

Chiche !

©Shutterstock

  • « Le sport, une histoire de femmes ? » Penser le sport féminin, Camille Andrieu, Éditions De L’Aube  

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