Comment la natation est-elle entrée dans ta vie ?
Ce sont mes parents qui m’emmènent à la piscine alors que je suis toute petite, sur les traces de mon grand frère, qui est valide, et qui a, lui-même, appris à nager très tôt. C’était une manière pour eux de ne pas faire de différence malgré ma situation. Ils se sont dit : « Ce n’est pas parce qu’elle est en situation de handicap qu’elle ne va pas apprendre à nager comme nous ! ».
Et puis, la natation est un des seuls sports où tu n’as pas à porter de prothèses et, pour mes parents, c’était une façon de me permettre d’être confrontée au regard de l’autre, plus c’était fait tôt, plus j’allais être blindée. C’était donc dans l’optique de m’apprendre à être autonome et à accepter le handicap très jeune.
Quand je suis née, je n’avais pas de tibia et j’ai été amputée des deux jambes à l’âge de dix mois. Ça n’a jamais été un problème pour moi avant d’atteindre la pré-adolescence et le regard des autres…
Qu’est-ce que la natation, le fait de nager, te procure ?
Je sais que je m’y suis directement sentie à ma place, libre ! Comme je n’ai pas à porter les prothèses dans l’eau, je suis moi-même à 100 %. Je pense que si j’avais pu être un poisson dans une autre vie, je l’aurais été. Quand j’arrive à la piscine, je suis la première dans l’eau, qu’il fasse froid ou pas. Parce que dès que je plonge, il n’y a plus rien autour de moi, que ce soit le bruit, les pensées, et même les douleurs. On ne peut pas tout effacer, mais j’oublie quand même beaucoup de choses quand je rentre dans l’eau. Je me sens puissante et légère à la fois.
À tel point que tu te te lances dans la compétition.
Mon premier gros souvenir de compétition, c’était à l’âge de 10 ans. J’avais été un peu nulle, mais j’ai tout de suite adoré ça ! Je m’y suis mise parce que les nageurs de mon club faisaient une compet’, j’avais l’âge de participer. À l’époque, j’étais la seule handi parmi les valides.
Est-ce que tu t’es immédiatement sentie acceptée ?
Il y a eu des hauts et des bas. Mais généralement, encore aujourd’hui, quand je finis une course, on m’applaudit, on me valorise !
Tu vas, petit à petit, faire tes preuves dans les bassins en décrochant tes premiers titres, et, à 14 ans, tu concoures en handisport. Qu’est-ce que ça change alors pour toi ?
C’est comme un déclic. C’est la première fois que je me dis que je vais pouvoir dépasser le bas du classement… Je ne savais même pas que le milieu handisport existait parce qu’il y a quinze ans, ce n’était pas du tout médiatisé. Je l’ai découvert grâce à un nageur paralympique de chez moi, Charles Rozoy, qui était venu en parler à la piscine où je m’entraînais. J’ai donc 14 ans et, dès la première année, j’arrive à atteindre les Championnats de France et à me qualifier pour les Championnats de France adultes. Je vois que ça peut marcher pour moi et j’ai comme l’impression d’avoir intégré un nouveau monde. Je me sens vraiment à ma place.
C’est la première fois que je côtoie des gens en situation de handicap, et, qu’on ait des parcours similaires ou pas, on se comprend sans parler, on sait quelles sont les difficultés inhérentes à notre vie. Il y a une connexion qui ne s’explique pas et ça fait un bien fou. Il y a donc une acceptation du handicap parce que je vois que je peux être performante. Je prends confiance en moi. Donc, à ce moment-là, je pense rester en handisport toute ma vie.
Aujourd’hui, tu nages et tu t’entraînes au sein d’un club valide, mais as-tu l’occasion d’y côtoyer des athlètes handisports comme toi ?
Oui, j’ai la chance, cette année, d’avoir deux personnes en situation de handicap qui ont intégré mon club. Deux filles, en plus, qui ont presque mon âge. C’était quelque chose qui manquait dans mon quotidien et que je retrouvais exclusivement sur les compétitions. Ça fait beaucoup de bien, parce que même si je me sens très bien avec mes amis valides, c’est très doux d’avoir des gens qui comprennent tout sans que j’ai besoin d’expliquer.
C’est quoi ton point fort ?
Je pense que c’est la force de mes bras. On me dit toujours : « Laura, tu tournes super vite les bras. » Je ne suis pas très endurante, mais sur du sprint, je fonce bien.
Qu’est-ce qui te pousse à faire des compétitions, ça représente beaucoup pour toi ?
C’est toujours venue d’une envie personnelle. Personne, ni parents ni entraîneurs, ne m’a poussée. J’ai toujours adoré ça. On a tous un regard différent sur la compétition. Moi, ce n’est pas la compétition contre les autres qui m’intéresse. Je m’en fiche ! Ce que je veux, c’est être à mon meilleur niveau. Si je suis huitième en ayant tout donné, je suis heureuse. Si je décroche la médaille d’or mais que je ne suis pas à mon top du top, j’ai un goût d’inachevé.
C’est vraiment une compétition contre moi-même que je recherche. L’idée est d’être meilleure qu’hier pour me prouver que je peux me dépasser. Sans cesse.
Tu comptes d’ailleurs, à ton palmarès, six records de France dans ta catégorie de handicap… Quelle compétition a été la plus importante à tes yeux ?
Celle qui me vient tout le temps à l’esprit, c’est la compétition où j’ai fait mon premier record de France sur ma spécialité, le 100m dos dans un bassin de 50m en finale des Championnats de France en 2017. Ça faisait trois ans que j’essayais d’établir ce record et je le manquais à chaque fois. J‘ai subi des échecs vraiment difficiles à avaler donc ça a été hyper fort de vivre ça après coup.
Dans cette course-là, il se passe quoi alors dans ta tête, une fois lancée ?
Je vis la course de ma vie, vraiment. En plus, je nage à côté d’une de mes meilleures amies. Dans le handisport, il y a de la rivalité, comme dans tout sport, mais surtout des amitiés. Pendant que je nage, je sens que je suis en train de faire quelque chose de bien. Et quand je touche le mur, j’aperçois le chrono, je sais que j’ai battu le record de France. Et je vois le sourire de mon amie qui me dit : « Tu l’as fait ! ». Je tombe dans ses bras.
Il existe une « recette magique » pour cette victoire ?
Je pense que ce sont les échecs qui m’ont beaucoup appris. Même si, sur le moment, quand j’étais en larmes et déçue de mes courses, c’était difficile de me dire qu’un jour, ça irait mieux. Mais je pense qu’il fallait que je passe par là. Et puis, l’année de ce record, j’avais un entraîneur qui me poussait clairement à bout pendant les entrainements, mais il a fait ressortir le meilleur de moi malgré tout !
Et puis, en 2022, tu vis un moment de basculement, tu n’as plus envie de nager.
Ça a été progressif en fait, ça ne s’est pas fait d’un coup. Comme j’ai commencé à nager très tôt et que je suis en piscine tous les jours, je pense que j’ai perdu le plaisir petit à petit. Le passage à vide, ça a été il y a deux ans et demi en effet. J’avais toujours nagé dans des clubs de valides et ça s’était bien passé, enfin plus ou moins bien, mais ça allait. Là, on était dans le « moins bien »…
Je nageais avec des gens de mon âge, qui nageaient très vite, très bien et qui étaient valides. Que ce soit de leur part ou de celle de l’entraîneur, je me suis toujours sentie exclue, rejetée, pas à ma place. Comme j’ai déjà de gros problèmes de confiance en moi, si on me laisse de côté, ça s’aggrave. Bilan des courses : dans ma tête, je n’allais pas bien du tout. Je voulais tout arrêter. Et, physiquement, mon corps me le faisait ressentir aussi. Ça allait vraiment très mal. J’ai changé d’entraîneur plusieurs fois, mais sans résultat.
©Sylvain Sauvage/courtesy Laura Mahieu
Oui, parce que moi, si je ne suis pas bien dans mon sport, je ne suis pas bien dans ma vie. Il fallait que je trouve des solutions. Vers la fin de la saison, j’ai enfin découvert un groupe et une entraîneur qui me correspondaient – dans lequel je suis encore aujourd’hui. Même si ça a pris du temps pour que je retrouve ma confiance, aujourd’hui je peux dire que ça va mieux.
Tu as su gérer ton mental ?
Je suis quelqu’un de très optimiste à la base, quelqu’un qui a besoin de vivre la vie à 100 %, de se dépasser, toujours. Donc ma personnalité m’aide beaucoup dans ces cas-là. Mais à ce moment précis, j’ai eu besoin de faire appel à quelqu’un, une préparatrice mentale. Elle m’a donné beaucoup de clés pour reprendre confiance en moi, pour retrouver du plaisir dans ma pratique et savoir pourquoi je faisais mon sport. Et puis, je me dis que peu importent les difficultés parce qu’elles sont là au quotidien. La tristesse, elle, n’est là que de temps en temps.
Tu as eu la sensation de couler puis de remonter à la surface. Qu’est-ce que cet évènement a créé en toi ?
Après avoir autant souffert, j’avais besoin d’un renouveau. D’un challenge. Ça a été de me jeter « dans le grand bain » avec les valides, les gens de mon nouveau groupe d’entraînement qui m’ont donné envie de recommencer.
Un temps fort qui a dû t’aider à retrouver la flamme, c’est d’avoir été porteuse de la flamme olympique justement, et par deux fois !
Oui, j’ai porté la flamme olympique et la flamme paralympique ! Pour la première, j’avais envoyé CV et lettre de motivation pour expliquer mon parcours. Le jour où j’ai appris que j’étais sélectionnée, c’était l’un des plus beaux jours de ma vie. Quand tu es sportif, les JO, c’est le graal. Et je trouvais que le symbole était hyper fort : moi, une personne en situation de handicap, portant la flamme olympique !
Quelques heures après, j’ai su que je portais aussi la flamme paralympique… Ça allait dans le sens de tout ce que je faisais depuis quelques mois en intégrant le camp des valides. Après, le moment même où tu portes la flamme, c’est un peu fou, tu es considérée comme une star ! On me demandait de faire des photos avec moi, j’étais acclamée par la foule. Je me suis dit que je faisais partie de l’histoire des JO, c’est assez incroyable.
Selon toi, est-ce que l’engouement pour les Jeux Paralympiques a entraîné des évolutions pour les personnes en situation de handicap au quotidien ?
Honnêtement, ça a été magique pendant l’été. On n’avait jamais vécu ça, une telle ferveur pour le handisport ! Je vivais un rêve éveillé. Après, même si je suis de nature très optimiste, je n’ai malheureusement pas l’impression que ça dure. C’était vraiment une parenthèse enchantée, et elle se referme malgré tout assez vite. J’étais peut-être trop naïve, mais j’avais l’impression que le regard de tout le monde allait changer. Malheureusement, ce n’est pas le cas. J’ai une anecdote qui me vient : récemment, en allant à la piscine, j’ai croisé des enfants… et ils sont toujours autant effrayés par moi…
L’évolution pour les personnes en situation de handicap, ça passe par quoi ?
L’accessibilité. Il faut que ça bouge. Moi, je me déplace avec mes prothèses mais j’ai une amie qui est en fauteuil et c’est à peine si elle peut aller au ciné, à la piscine, au resto. On n’inclut pas assez les personnes en situation de handicap, on ne se met pas à leur place.
Tu dis : « Je suis une athlète handisport, mais une athlète tout court en fait ».
Oui, ce que j’aime dans le sport, c’est mettre en avant mes performances en premier et pas mon handicap. Mon défi justement cette saison, c’est de trouver ma place parmi les valides, exister par mes performances et, en ça, faire tomber un maximum de barrières.
Qu’est-ce que tu dirais à des jeunes filles en situation de handicap, comme toi, et qui n’osent pas pousser la porte d’un club ?
Je leur dirais que forcément, la société, les clubs, les gens vont nous mettre des stops, mais que le plus important est de ne pas s’en mettre à soi en plus. Souvent, les plus grands freins viennent de nous-même. Il faut toujours essayer de trouver des solutions, des adaptations.
En parallèle de ta vie de championne, tu écris des livres pour parler d’espoir, de résilience, de rêves possibles. Qu’est-ce que représente l’écriture dans ta vie ?
Très tôt, j’ai compris que l’écriture serait thérapeutique. J’ai commencé à écrire au collège à cause d’un chagrin d’amour… C’est devenu un refuge. Je suis quelqu’un qui parle peu donc c’était un moyen de m’exprimer. Oser partager ce que j’écris est venu avec la sortie de mon premier livre en 2021, Mon corps mis à nu. Et ça a changé énormément de choses dans ma vie. Ça m’apprend justement à répondre à des interviews comme je le fais ici, à aller dans des écoles, à oser parler du handicap.
Ça a été un premier pas pour comprendre qu’en partageant mon expérience, ça peut changer les choses pour d’autres, que ce soit des personnes en situation de handicap ou des valides d’ailleurs. Et puis, j’accepte à 100 % celle que je suis et mes rêves !
Sport et écriture, c’est un combo indispensable dans ta vie ? Tu le décris dans ton dernier livre Si le bateau coule qui vient de sortir. : « Écrire, c’est sortir la tête de l’eau nager dans mes émotions surfer sur les vagues plonger dans mes souvenirs. Nager, c’est gribouiller mes rêves rédiger mon histoire gommer le handicap effacer mes idées noires. »*
Si on m’enlève l’un des deux, je perds l’équilibre. Le sport m’a apporté des rencontres qui m’ont permis de mieux me comprendre moi-même, des victoires qui m’ont permis de mieux m’accepter et de voir que j’étais capable malgré le handicap. Le sport tous les jours, c’est ma thérapie, mon addiction. Je fais cinq entraînements d’une heure et demie par semaine du lundi au vendredi, quand même ! Et le week- end, soit c’est compétition soit je me repose.
Quels sont tes objectifs sportifs cette saison ?
Si tout va bien, je pars sur quatre Championnats de France avec les valides. Et l’objectif principal de ma saison serait de me qualifier aux Championnats d’Europe. Ça ne va pas être facile, mais je veux avoir mis tout en place pour y parvenir, ne pas avoir de regrets. Ça serait incroyable après avoir fait le Championnat de France pour la première fois, l’an dernier, avec les valides. Des gens me remerciaient d’être là, en me disant que j’avais ma place ici et qu’ils aimeraient voir plus d’athlètes comme ça dans ces compétitions.
On est quelques nageurs handisports à être sur le parcours valide, mais peu. L’année dernière, on était 4 sur 1500 athlètes, il me semble.
Tu a déjà accompli deux de tes rêves : devenir championne de natation et écrivaine. Tu en as d’autres ?
Ils sont liés : garder intacte, le plus longtemps possible, ma passion de la natation et vivre de l’écriture. J’ai écrit des récits autobiographiques et poétiques, j’aimerais maintenant m’essayer au roman.
Aujourd’hui, tu apaises et portes les autres par tes écrits. Est-ce que, toi, tu as eu des figures d’inspiration qui t’ont aidée à surmonter les défis de la vie ?
C’est vrai que, si j’en crois les retours que j’ai sur mes livres, mes mots, bien que très intimes, parlent à tout le monde. Ce que j’écris peut servir à d’autres, c’est incroyable !
Les deux personnes qui m’inspirent sont des nageurs handisports. Il y a d’abord Philippe Croizon, que j’ai eu la grande chance de rencontrer sur une compétition handisport. À cette époque, j’étais au lycée et je n’étais pas encore 100 % ok avec mon corps. Et rien que par sa manière d’être, ses mots, il m’a donné envie de me dépasser, d’accepter le handicap et, tout simplement, d’être heureuse. Ça a été une rencontre déterminante dans ma vie. Quand on croise quelqu’un comme ça, on en sort forcément changé.
Et la deuxième rencontre, le même week-end, c’était avec une autre nageuse handisport, Élodie Lorandi. Après les Championnats de France, il y a toujours une soirée pour laquelle on s’apprête particulièrement. Ce soir-là, c’est la première fois que j’ose mettre une robe. C’est donc la première fois qu’Élodie me voit avec mes prothèses. Et elle me dit une simple phrase qui illumine tout : « Tu es magnifique en robe, debout ». Ça a été un déclic pour moi. Depuis, je suis plus souvent en robe qu’en pantalon, je m’en fiche si on voit mes prothèses !
« Cette vidéo de présentation a été faite il y a quelques années. Depuis, rien n’a changé. Si ce n’est, peut-être plus de plaisir, d’envie, et de motivation », confie Laura Mahieu.
Que voudrais-tu transmettre, au travers de ton parcours, de tes mots qui pansent, et de ton témoignage ?
Que tout est possible, bien sûr, mais qu’il ne faut pas croire que tout est facile non plus. Parce que certes, aujourd’hui, je suis épanouie, mais si on m’avait dit il y a dix ans que j’allais publier quatre livres, multiplier les records de France, je ne l’aurais pas cru. Mais malgré tout, c’est quelque chose qui n’est pas arrivé tout seul. Il a fallu me mettre en action. Il y a eu beaucoup de moments difficiles… Oui, il ne faut pas abandonner, mais c’est aussi ok d’avoir des moments où l’on a envie d’abandonner.
- Le palmarès de Laura Mahieu : 6 records de France dans sa catégorie de handicap : bassin de 50 mètres, 100 brasse et 100 dos / bassin de 25 mètres, 100 dos, 100 brasse, 400 crawl, 200 4 nages. Multimédaillée aux championnats de France handisport jeunes et adultes N1 / 1ère participation aux championnats de France valides master en 2024
- Pour suivre à la trace la nage engagée de Laura, c’est sur ses comptes Instagram @lauuswim et celui d’autrice ressuscitemonsourire
- *Citation tirée de son dernier livre « Et si le bateau coule », éditeur Books On Demand
Ouverture : © Laura Mahieu / Facebook