Anaïs Quemener« Ma plus grande victoire a été de revenir au niveau après ma maladie. »
Le 5 mars dernier, elle a tout déchiré lors du semi-marathon de Paris. Baskets aux pieds, Anaïs Quemener trace, et ce depuis toute petite. Malgré un cancer du sein qui a failli la briser dans son élan, celle qui ne veut pas lâcher son métier d'aide-soignante ne s'arrête pas de courir. Entretien avec une athlète hors du commun.
Par Alexandre Hozé
Publié le 21 mars 2023 à 20h44, mis à jour le 16 juillet 2023 à 11h40
Aujourd’hui, tu n’es jamais loin de tes baskets. Est-ce que dans ton enfance tu étais déjà une grande sportive ?
Oui, j’ai toujours pratiqué la course à pied, en club ou non. J’ai fait ma première compétition à l’âge de 7 ans, et j’ai commencé en club à 9 ans.
Ton père, Jean-Yves Quemener, est ton entraîneur aujourd’hui. Est-ce que déjà, à l’époque, c’est lui qui t’a accompagnée pour tes débuts dans la course à pied ?
C’est lui qui m’a emmenée vers la course à pied, mais involontairement. Lui et mes deux grands-pères couraient énormément. Inconsciemment, ils m’ont orientée vers la discipline. Mais je n’ai jamais été obligée. J’ai grandi dans une optique de faire du sport, peu importe l’épreuve, il fallait que ça me plaise.
Justement, t’es-tu essayée à d’autres sports avant d’opter pour la course ?
Non, j’ai seulement fait de l’athlétisme. Après, j’ai essayé toutes les disciplines, du lancer, du saut, du sprint… Tout ce qu’on peut faire enfant.
Mais, rapidement, je me suis rendu compte que j’étais beaucoup plus à l’aise et que je prenais plus de plaisir en demi-fond. Déjà jeune, je faisais des cross, des 1 kilomètre… J’ai tout de suite vu que c’était ça qui m’intéressait.
À cette période, est-ce que tu étais déjà dans un état d’esprit de compétition ?
Pas du tout ! En général, aux cross scolaires, je voulais juste rester avec mes copines pendant la course !
Ça ne plaisait pas beaucoup à mon père d’ailleurs, il pensait que j’avais le potentiel pour faire mieux. Mais il ne m’a jamais forcée, à ce moment-là, c’était vraiment le côté ludique qui m’intéressait.
Lors de mes entraînements, dès que mon père avait le dos tourné, on s’arrêtait avec mes copines, on marchait. Quand il revenait, on partait en courant… C’était vraiment très ludique !
Aujourd’hui, tu es aide-soignante. Est-ce que, plus jeune, tu avais envisagé de faire de la course à pied ton projet professionnel ?
Non, je me suis toujours dit que ça resterait « un loisir ». Encore aujourd’hui, ça n’est pas mon métier, je suis coureuse amateur.
Je pars du principe que ça reste une passion, qui prend certes beaucoup de place et de temps, mais c’est ce que j’aime faire, je ne vis pas du tout ça comme une contrainte.
Est-ce qu’en grandissant, tu t’es tout de même davantage souciée de tes performances ou le côté ludique dominait toujours ?
J’ai commencé à penser performance vers l’âge de 15, 16 ans. À 15 ans, j’ai battu le record de France du 10 kilomètres cadettes, je me suis dit qu’en travaillant un petit peu, en ne se contentant pas de mes qualités naturelles, ça pouvait payer.
Ça s’est fait tout seul, je m’entraînais trois fois par semaine avec mon père, pas trop tout de même. Mais je pensais davantage aux compét‘. Pareil pour mon père, il sentait que je pouvais faire de bonnes choses en course.
Au finish, tu as tout de même opté pour ton métier d’aide-soignante en gardant la course à pied en loisir, non ?
C’est ça, j’ai fait mes études, je savais que le running ne pouvait pas être mon projet professionnel. Même aujourd’hui, en étant une des meilleures françaises sur marathon, je ne pourrais pas gagner ma vie grâce à la course à pied.
J’étais donc bien consciente qu’il me fallait un bagage à côté, il fallait que je travaille. Et si la course m’apportait un bonus dans ma vie, tant mieux, mais si ce n’était pas le cas, j’avais toujours mon métier.
En 2015, on te diagnostique un cancer du sein. Durant cette épreuve, comment ton rapport au sport et ta pratique ont évolué ?
J’ai totalement adapté ma pratique du sport avec mon père, qui était déjà mon entraîneur. Avant, j’avais l’habitude de courir cinq à six fois par semaine. Pendant ma maladie, j’ai couru tous les jours.
C’était différent, je ne pouvais pas faire d’entraînements intensifs, de séances spécifiques… On s’adaptait selon mon ressenti du moment, jour après jour.
À ce moment-là, mon objectif était de sortir une heure quotidiennement. Je ne pouvais plus travailler dans le milieu hospitalier, je n’avais plus de défenses immunitaires à cause de la chimio, j’aurais attrapé tous les virus possibles ! Donc je n’avais que la course à pied, et ce qui me maintenait la tête hors de l’eau, c’était d’aller courir, de faire du vélo, même simplement de marcher.
Cette heure durant laquelle j’étais dehors et je faisais du sport, je ne me sentais pas malade. J’étais avec mon club, je voyais mes copains, mes copines…
Quand j’étais dans mon canapé, chez moi, je ne pouvais que me dire que j’avais un cancer, que je ne pouvais pas travailler… Le moment où je sortais me permettait de me vider la tête.
Aujourd’hui, tu participes à des projets de sport santé, à des groupes de paroles avec des femmes touchées par le cancer du sein… Quand tu racontes ton expérience, tu insistes sur l’apport important du sport pour traverser une telle épreuve ?
Complétement ! Je pense que c’est important de le savoir. Il faut aussi savoir s’écouter, non pas qu’il faut aller à l’encontre des indications des médecins mais, moi, je ne les ai pas toujours écoutés, je me suis surpassée à certains moments difficiles et je m’en sors bien !
J’échange aussi avec beaucoup de femmes sur ma page Instagram « Le sport comme thérapie », elles me demandent des conseils, comment j’ai traversé cette épreuve…
Mais tout le monde réagit différemment aux traitements, tout le monde n’en est pas au même stade dans son cancer, tout le monde n’a pas le même cancer… Je ne peux pas vraiment conseiller, donc je raconte mon expérience et j’encourage ces femmes à faire du sport à leur niveau, en fonction de leurs capacités.
J’insiste aussi beaucoup sur l’accompagnement, l’encadrement d’une pratique sportive dans ces conditions. Dans mon cas, j’avais tout le temps quelqu’un qui m’accompagnait, les médecins m’ont suivie de près, mon père était à mes côtés en vélo quand je courais, il m’a même acheté un vélo d’appartement…
L’encadrement du sport est super important dans cette situation.
Ton engagement sur les réseaux sociaux, notamment Instagram, va dans ce sens également…
Tout à fait. Ce dont je parle, c’est surtout mental. Pour moi, faire du sport pendant ma maladie, ça a été tellement bénéfique sur beaucoup de points !
Juste le fait de me dire que je prends soin de mon corps, je ne me laisse pas aller, je vois du monde… Maintenir un lien social, je pense que ça peut sauver des gens ! Ne pas se retrouver tout seul, ne pas ruminer dans son canapé…
Je pense que faire du sport est une réelle thérapie, sans même s’en rendre compte. Après, évidemment tout le monde n’a pas le même niveau. Mais sortir une heure pour marcher… Réellement, ça peut changer une journée.
Ton traitement s’arrête en février 2016, dans quel état d’esprit tu sors de cette épreuve, notamment côté sport, pour les compétitions ?
C’est compliqué à dire, même pendant ma maladie, je ne suis jamais vraiment sortie de la compét’. J’avais réussi à obtenir un certificat médical qui me permettait de continuer à faire des courses pendant ma chimio.
Evidemment, je ne comparais pas mes temps durant cette période avec ceux d’avant ma maladie, ça n’aurait pas été intelligent. Je faisais avec ce que j’avais.
J’ai continué la compétition à mon niveau et ça me faisait du bien d’être toujours dans l’action.Quand j’ai arrêté mes traitements, vu que j’étais dans cette même mentalité, tout s’est fait naturellement.
Il faut savoir que j’ai repris mon travail un an après la fin de mes traitements. Pendant cette période, je pouvais m’entraîner comme je voulais, j’étais uniquement concentrée sur la course à pied. Et, forcément, je n’avais plus cette fatigue récurrente liée aux chimios.
Je pouvais reprendre le contrôle de mon corps, je m’entraînais correctement, tous les jours… Mon esprit de compétition est resté le même.
Quelques mois plus tard, tu deviens championne de France de marathon. C’était ton objectif avant la course ou c’est au fur et à mesure du parcours que tu as senti que tu avais un coup à jouer ?
Ça s’est plutôt décanté durant la course. Je n’y allais pas pour faire un podium ou le titre, je voulais juste battre mon record personnel de l’époque. Je ne m’attendais absolument pas à gagner ce jour-là. Pour moi, battre mon record aurait déjà été une victoire.
Il faut savoir aussi que les meilleures Françaises n’étaient pas présentes. Et durant le marathon, deux filles sont parties devant moi mais n’ont pas tenu l’allure.
Je suis passé deuxième et, au kilomètre 40, j’ai vu la moto qui suivait la première. J’avais le choix entre tout donner pour jouer le titre ou me contenter de la seconde place, ce qui était déjà un superbe résultat. Mais mon côté compét’ m’a motivée et j’ai réussi.
Comment as-tu vécu cette victoire ?
Ce n’est même pas le titre qui était important pour moi, je sais que mon chrono à ce marathon ne vaut pas réellement une médaille d’or aux championnats de France en temps normal. Les meilleures n’étaient pas là et j’ai saisi ma chance.
Ma vraie victoire, c’était d’avoir battu mon record. Ça signifiait que j’étais revenue à mon niveau d’avant, la revanche était d’autant plus belle.
Le titre, c’est du bonus en fin de compte. Ma victoire, c’est d’être revenue au même niveau qu’avant ma maladie.
Tu as repris ton travail peu de temps après, comment ça s’est passé pour la course à pied ?
Ças’est très bien passé. Quand on veut, on peut. Sortir courir tous les jours après mon travail, c’est ce que j’ai toujours fait et que je continue de faire aujourd’hui.
C’est quelque chose qui me fait du bien, donc je ne me pose pas de questions. C’est comme un besoin pour moi. Je n’hésite pas, je ne perds pas de temps, je vais courir quand j’en ai envie.
Est-ce que ton titre de championne de France de marathon t’a fait reconsidérer ton projet professionnel ?
Pas du tout. Pour être un athlète professionnel, vivre de la course à pied, il faut faire des temps olympiques. À mon niveau, je ne pourrais pas faire que de l’athlétisme.
Je m’adapte en fonction de mon travail et je trouve que c’est un bon équilibre.
Aujourd’hui, tu fais partie du club La Meute qui a vu le jour pendant le confinement. Comment s’est passée la création de ce collectif ?
On était un petit groupe de cinq ou six qui a décidé de quitter notre ancien club de Tremblay. Nous n’étions pas en accord avec la direction, le club était géré comme une entreprise, les valeurs sportives étaient un peu oubliées.
Du coup, on a décidé de partir. Soit chacun allait dans un club proche de chez lui et notre groupe explosait alors qu’il y avait une très bonne ambiance, soit on tentait de créer quelque chose de tout neuf, quitte à se casser la figure.
C’est ce qu’on a finalement fait avec mon père comme entraîneur. C’est toujours lui qui fait ça aujourd’hui. Notre club s’est structuré, on a un président, une secrétaire, moi je suis vice-présidente… Tout se gère très bien.
Et, petit à petit, d’autres gens ont adhéré. Au départ, on en a beaucoup parlé sur les réseaux sociaux, on a réussi à créer une émulation avec tout le contenu que l’on postait.
Les gens savaient également ce qu’on valait en compétition, des athlètes de niveau similaire nous ont rejoint pour ça. On se disait que si on était trente ou quarante, ça serait énorme… Aujourd’hui on est quatre-vingt-quatre !
On a plusieurs groupes selon le niveau, personne n’est seul, c’est vraiment top !
Et les résultats ont suivi…
Tout à fait. Nous ne sommes pas un club d’athlétisme, on fait uniquement du running, de la course de fond. Et dans ce domaine, on est un des meilleurs clubs d’Île-de-France.
Ta saison 2022 a été pleine de succès. Nouveaux records personnels en semi-marathon et en marathon, plusieurs victoires dans des courses prestigieuses… Tu as vu venir toute cette réussite, tu t’y attendais ?
Non, pas du tout. Ça s’est fait tout naturellement, notre détermination a payé. À force d’entraînements, nos corps se sont adaptés et nous sommes devenus meilleurs.
Et, personnellement, ce qui m’aide beaucoup, c’est que je m’entraîne uniquement avec des garçons. Ça me booste de devoir suivre leur rythme, j’essaye de les rattraper, j’ai toujours du monde devant moi… Ça m’aide énormément.
Comment as-tu traversé cette période de succès ? Tu visais toujours plus haut ?
Oui, et je continue de le faire aujourd’hui. Avec mon résultat au semi-marathon de Paris du 5 mars 2023 (1h 11mn 59s, Ndlr), j’ai fait les minimas pour participer aux championnats du monde de semi. Ça ne veut pas forcément dire que je serai prise. Il y a quatre places, la sélection se termine le 8 juillet, je serai fixée à ce moment-là.
Même si la course à pied ne reste qu’un loisir, j’ai quand même des ambitions. Je sais qu’il y a la possibilité de faire des grandes choses à mon niveau. Tant que ça dure, c’est super, mais je sais aussi que je ne suis pas éternelle.
Mais, dans le fond, peu importe que cette période dure un, deux ou trois ans, c’est déjà magique.
En parlant de ton semi-marathon de Paris, comment s’est déroulée la course pour toi ? En plus de battre ton record, tu finis septième du général et première française, c’est une sacrée performance !
À la base, je visais 1h 13mn, c’est ce qu’on s’était dit avec mon père. Et cet objectif me paraissait déjà inatteignable avant la course !
Mais, une fois la course commencée, j’ai bien vu que l’allure que je suivais était gérable. Bien sûr, j’étais au bout de ma vie sur les cinq derniers kilomètres, il était vraiment temps que j’arrive !
Mais, pendant la course, je me sentais bien. Je me suis greffée à un groupe qui visait 1h 13mn également et on devait rester ensemble.
Mais on était un peu plus rapides que l’allure prévue, j’ai réussi à maintenir le rythme et à m’accrocher à eux. En fin de compte, kilomètre après kilomètre, on a gratté du temps, le groupe nous a tirés vers le haut et j’ai gagné une minute par rapport à mon objectif.
Comme tu l’évoquais, cette performance peut potentiellement t’ouvrir les portes de l’équipe de France…
Oui, ce serait super, c’est le rêve de tout athlète ! Je n’ai jamais eu cette chance, même si je n’en ai pas été loin en 2019. Me dire que, là, je suis aux portes de cette expérience, c’est incroyable !
Mais, même si ça ne passe pas en fin de compte, j’aurais quand même amélioré mon record. Rien que pour ça, je ne pourrai pas être déçu. Si d’autres filles sont meilleures que moi, c’est le jeu !
Cette saison, tu as annoncé faire un peu moins de marathons afin de battre ton record qui est de 2h 37mn 26s. Contrairement au semi, le marathon est une discipline olympique. Est-ce que tu penses aux Jeux Olympiques de Paris en 2024 ?
Le marathon est mon premier objectif, c’est ma distance favorite. J’aime m’entraîner pour le marathon, j’aime l’effort nécessaire… Je ne sais pas comment expliquer ça, c’est un bonheur pour moi !
Celui de Paris, le 2 avril, sera mon quatorzième, ça commence à être pas mal !
Forcément, je commence à bien connaître la discipline, les allures à suivre, comment gérer la distance… Mais je continue aussi d’apprendre ! J’ai progressé par rapport à l’année dernière, je ne me connais donc pas encore parfaitement sur ce genre de rythme.
Et je sais aussi que c’est possible que je n’y arrive pas. Ça n’arrive pas qu’aux autres. Me dire ça me permet de garder les pieds sur terre.
Ensuite, les JO, je n’y pense même pas ! Je n’ai clairement pas le niveau. Les minimas olympiques sont à 2h 26mn 30s, mon objectif à Paris, c’est 2h 32mn… Il y a encore de la marge !
Tu n’y penses même pas par équipe ? Si tu fais partie des meilleurs bilans français au moment de la sélection, ça pourrait passer…
Actuellement, avec mon record, je ne suis même pas une des toutes meilleures françaises. Je vais d’abord essayer de faire 2h 32mn et on verra après !
Dans les dernières saisons, les chronos sur marathon ont explosé. Parmi les explications de cette progression, un nouveau type de chaussures en carbone a beaucoup fait parler. Est-ce que tu en portes ?
Oui, mon partenaire Salomon m’en fournit, et j’en avais porté une paire avant, des Adidas.
Clairement , je sens la différence. Juste en termes de récupération, le carbone aide beaucoup. Les impacts au sol sont moins forts, la semelle compense mieux que des paires plus anciennes. Avant, après un marathon, j’avais mal aux mollets.Là, avec une paire à la fois plus confortable et plus compétitrice, on sent que l’effort est moins violent pour les muscles.
Comment imagines-tu ton évolution dans la course à pied ?
Si je peux continuer comme aujourd’hui encore quelques années, ça serait juste parfait. Tout comme avec mon club, si on pouvait réussir à rester solidaires et soudés comme une grande famille, ce serait top. Tout le monde est boosté par les performances, mais aussi par l’effet de groupe.
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