Nelofar Sorosh « En Afghanistan, je me suis entraînée au marathon sous les jets de pierres. »

Nelofar Sorosh : « En Afghanistan, je me suis entraînée au marathon sous les jets de pierres. »
Elle est née à Mazar-i-Sharif, en Afghanistan. Première Afghane à avoir bouclé, en 2015, un ultra-marathon, elle est aussi celle qui a mis les femmes en mouvement dans son pays. Aujourd’hui, et après la prise de contrôle des talibans, Nelofar Sorosh poursuit, au sein de l’UNESCO, sa mission de défense des droits des femmes à travers le sport depuis les États-Unis où elle s’est réfugiée. Rencontre avec une femme intrépide et déterminée.

Par Valérie Domain

Publié le 13 janvier 2025 à 18h38, mis à jour le 14 janvier 2025 à 10h08

Le rêve de votre mère était que vous fassiez médecine. Vous êtes donc devenue médecin, mais vous étiez motivée par autre chose : faire en sorte que les femmes soient autonomes dans votre pays, l’Afghanistan. Vous avez alors découvert la puissance du sport comme outil d’indépendance. Nous sommes en 2015 et vous décidez de faire courir les filles…

Je suis la septième enfant de ma famille et j’ai très vite eu pour objectif de transformer le monde en un endroit meilleur. Devenir médecin était le souhait de ma mère mais, pour moi, la course à pied est vite devenue une passion. Courir me procure, toujours aujourd’hui, un sentiment de liberté et d’épanouissement. J’ai très vite eu le désir de mettre l’accent sur la promotion des droits des femmes et de l’égalité des sexes à travers le sport. Et pourtant, quand j’ai commencé à courir début 2015, je n’avais jamais couru ne serait-ce qu’un mile ! Jusqu’à ce que j’apprenne qu’aucune femme afghane n’avait jamais participé à un marathon. C’est ce qui m’a motivée à relever ce défi et qui m’a convaincue que le sport pouvait faire évoluer les mentalités. Il était extrêmement rare dans mon pays de voir des femmes pratiquer un sport, notamment la course à pied, l’idée des femmes dans le sport était nouvelle et mal comprise. Je savais qu’il faudrait du temps pour que les gens acceptent et soutiennent pleinement les athlètes féminines.

©DR

Et vous n’avez pas fait les choses à moitié, vous avez décidé de donner l’exemple en vous entraînant dans le but de boucler un ultra-marathon de 250km, la série des 4 Deserts Race soit six étapes de courses à pied dont la marche du Gobi en Chine, la course du Sahara en Namibie, le Atacama Crossing au Chili et The Last Desert en Antarctique.

Ce fut pour moi le début de nombreux obstacles. Trouver un endroit pour m’entraîner était difficile. Les gymnases en Afghanistan ne permettaient pas aux garçons et aux filles d’utiliser les installations en même temps. Les garçons s’entraînaient généralement le matin mais aussi le soir, je n’avais aucune chance de pouvoir utiliser la salle de sport. J’avais dû également renoncer à courir dans les rues ou dans les parcs parce que j’étais victime de harcèlement, comme des jets de pierres et des commentaires blessants. Pour trouver un endroit où courir en toute sécurité, j’ai dû aller loin de chez moi. C’était décourageant de voir que, même dans une grande ville, il y avait si peu d’espaces pour que les filles puissent faire du sport, ce qui rendait mes efforts d’entraînement extrêmement difficiles.

©Free to Run

Vous n’avez pas renoncé et vous avez créé la première équipe féminine afghane dans l’histoire de l’ultra-marathon. Vous et votre amie Zainab êtes devenues ainsi les deux premières femmes afghanes à avoir bouclé ce format de course, malgré l’hostilité et l’incompréhension. C’est ce qui vous a poussé à vouloir entraîner d’autres femmes ?

Je me sentais tellement forte et fière d’avoir terminé un ultra-marathon de 250 kilomètres que j’avais hâte de participer à d’autres courses à l’avenir ! De retour chez moi, avec l’aide de l’équipe Sky running locale, nous avons alors décidé d’organiser le marathon de Kaboul, dans le but d’inspirer un changement culturel en Afghanistan. Nous voulions envoyer un message aux quelque 45 millions d’Afghans selon lequel les femmes ont le droit de participer à des sports de plein air, en particulier la course à pied, et que l’Islam n’est pas contre les activités sportives. Notre objectif était de souligner que le sport est accessible à tous, quel que soit le sexe.

Le gâteau de la victoire, à l’arrivée de son ultra-marathon en Chine… ©DR

Vous avez ainsi voulu créer ce que l’on appelle une task force ?

J’ai vite réalisé qu’une seule personne ne peut pas être à l’origine de changements significatifs, mais qu’un groupe peut avoir un impact important. C’est pourquoi j’ai créé un groupe de travail. Ce groupe nous a permis de combiner nos forces, de partager des idées et de nous soutenir mutuellement. En travaillant ensemble, nous pouvions échanger des points de vue avec d’autres jeunes d’Afghanistan et du monde entier. Un effort collectif doté d’une énergie positive est bien plus puissant et efficace que les actions individuelles seules pour atteindre nos objectifs.

©DR

Comment cela s’est-il mis en place ?

J’ai pu encourager les femmes à participer à des sports grâce à ma compréhension de la culture locale et de mes expériences personnelles. Ayant grandi en Afghanistan, je connaissais personnellement l’impact positif que le sport peut avoir, je voulais encourager d’autres filles à expérimenter la joie de courir. De nombreuses femmes hésitaient à s’impliquer en raison de la peur, des dangers et des barrières culturelles. J’ai donc partagé ma propre histoire et souligné les avantages du sport pour les inspirer. Je leur ai aussi suggéré que si courir en public était trop difficile, elles pourraient commencer par marcher. Cette approche visait à normaliser progressivement l’activité physique et à encourager les femmes à manifester leur soutien à ce mouvement. J’ai finalement créé un club de course à pied grâce au soutien de Free to Run. Grâce à nos efforts, nous avons réussi à créer et à développer l’équipe nationale afghane de course à pied, équipe qui a été formée avec des participants de toutes les provinces d’Afghanistan.

©DR

Quelle a été la réaction des habitants ?

Lorsqu’ils ont appris que j’allais commencer à courir avec des filles, certains étaient encourageants et fiers qu’une fille essaie d’envoyer un message positif ; d’autres ont déclaré que ce n’était pas dans notre habitude que les filles fassent du sport. Après quelques mois d’entraînement, Free to Run nous a sponsorisées pour créer le Marathon officiel d’Afghanistan, une course internationale dans notre propre pays !

Ce qui fut un gros défi…

L’organisation du marathon en Afghanistan n’a pas présenté qu’un seul défi, mais plusieurs, en réalité. Une difficulté majeure résidait dans les préoccupations sociétales et familiales. En Afghanistan, les filles, confrontées à de sévères restrictions dans leurs activités, ont besoin de la permission de leurs tuteurs masculins pour participer à tout événement. Au départ, de nombreux parents étaient réticents à permettre à leurs filles de participer au marathon, craignant pour leur sécurité en raison de risques tels que l’enlèvement, le harcèlement ou la violence. Ils étaient également préoccupés par les éventuelles réactions négatives de la communauté. Un autre défi consistait à obtenir un parrainage. Nos tentatives pour trouver des sponsors pour le marathon ont échoué, car de nombreux investisseurs potentiels n’étaient pas disposés à soutenir un événement en plein air à Kaboul, en raison de sa nature controversée et des risques associés. La communauté olympique a également refusé de nous soutenir, invoquant la crainte de réactions négatives du public face à un événement aussi nouveau et culturellement non conventionnel.

En raison de ces obstacles, nous avons dû couvrir les frais du marathon sur nos fonds personnels. Malgré ces difficultés, nous avons pu organiser un événement réussi avec la participation de 25 filles et 50 garçons. L’impact de ce marathon a été substantiel, marquant une réalisation significative en tant que première course de ce type dans le pays et conduisant à la création du marathon d’Afghanistan par Free to Run.

©DR

Comment les hommes ont-ils réagi ?

La réaction des hommes a été mitigée. Le jour du marathon, la première préoccupation des autorités était d’assurer la sécurité des participantes. Nous avions environ cinq voitures de police et une vingtaine d’agents dédiés à la protection des filles, mais aussi des garçons qui couraient. Cette forte présence était nécessaire car certains hommes en public ont réagi négativement, utilisant un langage désobligeant et nous accusant de promouvoir les valeurs occidentales. Alors que les filles étaient confrontées à des violences verbales de la part d’hommes, certaines ont même commencé à pleurer, se sentant découragées par ces paroles dures. Malgré cela, nous avons veillé à ce que les filles n’abandonnent pas et j’ai personnellement couru à leurs côtés pour leur offrir mon soutien.

©DR

La situation s’est aggravée après le marathon.

Oui, lorsque j’ai reçu une lettre de menace des talibans, m’avertissant de cesser mes activités sous peine de graves conséquences. Cette menace a conduit à la suspension de mes comptes sur les réseaux sociaux, mais j’ai continué à défendre la cause malgré les risques. Au départ, de nombreux hommes étaient fermement opposés à l’idée de permettre aux femmes de participer à des sports. Cependant, au fil du temps, certains hommes sont devenus plus tolérants et ont permis à leur famille de pratiquer des activités physiques. Même si la résistance culturelle a été forte et l’acceptation n’a pas été facile, cela a démontré que même si le changement est lent, il est possible. Grâce à des efforts continus et à la persévérance, nous pouvons remettre en question et éventuellement modifier des normes culturelles dépassées.

©DR

Du côté des femmes, quelles ont été les réactions ?

Extrêmement positives. Elles ont apprécié l’opportunité de participer à cet événement et y ont vu une étape importante vers un avenir meilleur. De nombreuses femmes ont soutenu nos efforts sans réserve, considérant le marathon comme un mouvement positif en faveur du changement. Ce soutien s’est également étendu à la communauté olympique, qui a commencé à reconnaître l’événement comme une initiative précieuse et progressiste. Grâce au marathon et à notre campagne médiatique sur le droit au sport, nous avons atteint notre objectif. Nous avons vu des femmes marcher avec confiance, en groupe, au sein de la communauté, et il y a eu un regain d’intérêt à rejoindre le mouvement. Les gens ont adopté ce changement positif.

Concrètement, quel fut l’impact de ce « droit » à faire du sport ?

Dans cinq provinces, dont ma propre ville, j’ai observé des femmes commencer à marcher tôt le matin, former des petites communautés et se connecter avec leurs voisins. Ensuite, il est devenu plus habituel de voir des filles courir dans les rues, même si elles devaient néanmoins porter l’uniforme et être en groupe pour des raisons de sécurité. Les femmes ont déclaré que cela leur permettait de se sentir beaucoup mieux, réduisant des problèmes tels que la douleur, l’hyperlipidémie et le cholestérol, et contribuant à abaisser leur taux de sucre dans le sang. Ce changement a été inspirant et enrichissant pour la femme médecin que je suis. Les progrès ont été prometteurs et nous avons poursuivi notre travail pour qu’elles puissent continuer à participer à des sports de manière indépendante.

©Unesco

Vous avez dû quitter l’Afghanistan en 2021, lorsque les talibans ont pris le contrôle du pays. Vous aviez réussi à amorcer un changement de mentalité dans la population grâce au sport, à en faire un outil d’autonomisation des femmes, cela a interrompu brusquement vos activités.

La fin de notre initiative sportive et mon exil qui a suivi ont marqué une conclusion douce-amère à nos efforts. Nous avions obtenu des changements positifs, reflètant les désirs de nombreuses femmes. Notre travail acharné avait conduit à des étapes importantes, notamment à l’organisation de plusieurs courses réussies après le marathon d’Afghanistan comme le marathon de Mazar, le marathon de Bamyan et l’ultra marathon de Kaboul. Ces événements ont été des réalisations remarquables et nous avons réussi à créer une fédération de marathon, distincte des courses de courte distance, avec le plein soutien de la communauté olympique. En 2021, la situation a pris une tournure radicale, le changement politique nous a obligés à quitter le pays, rendant impossible à quiconque de courir ou de participer à des activités sportives.

Le marathon de Mazar…©Free to run

Vous vous êtes exilée aux États-Unis, mais vous restez attachée à votre cause…

Oui, nous continuons de diffuser notre message depuis l’étranger, en veillant à ce que l’esprit de notre initiative perdure et en encourageant les autres à continuer de faire pression en faveur du changement, même dans des circonstances difficiles. De cette expérience, j’ai appris l’importance profonde de la résilience et du soutien communautaire pour conduire le changement. Ces initiatives ont démontré à quel point il est essentiel de comprendre et de gérer les sensibilités culturelles lors de l’introduction de nouvelles idées.

Le sport serait ainsi, pour certains, un instrument dont il faut se méfier ?

Oui, dès l’instant qu’il peut bousculer l’ordre établi. Le sport est apparu comme un puissant catalyseur de changement, offrant des bienfaits à la fois physiques et mentaux, tout en remettant en question les normes sociétales. En fin de compte, cette expérience m’a appris que des progrès significatifs sont réalisables grâce à la détermination, à la flexibilité et à l’effort collectif d’une communauté dévouée. La nécessité de l’adaptabilité est devenue évidente face à des bouleversements politiques inattendus, et la valeur du soutien international a été soulignée par le rôle joué par les organisations mondiales dans la légitimation et la promotion de nos initiatives. J’ai aussi appris que rien n’est impossible si vous y mettez toute votre énergie.

©DR

Aujourd’hui, vous travaillez avec l’UNESCO qui partage la même ambition : luttez pour l’indépendance des femmes. Mais, en ce qui vous concerne, cela passe par la puissance du sport.

Oui, l’UNESCO est une formidable organisation dédiée au développement de l’égalité des sexes et de l’autonomisation des femmes. Grâce au soutien inestimable de ses membres dont Gabriela Ramos et Ana Fueyo, j’ai pu quitter l’Afghanistan en toute sécurité avec ma famille et sécuriser nos vies pour poursuivre ma mission, envoyer notre énergie positive et notre soutien à l’Afghanistan et à d’autres pays qui souffrent encore.

Je me concentre toujours sur l’utilisation du sport comme outil pour promouvoir l’indépendance des femmes et susciter un changement positif. Tout cela, en tirant parti de mes expériences pour plaider et mettre en œuvre des initiatives qui font progresser l’égalité des sexes à l’échelle mondiale.

L’ultra marathon de Gobi réalisé par Nelofar et son amie Zainab

Ouverture Nelofar et sa médaille après avoir bouclé son ultra marathon de 250 km/©DR

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