A la fin de l’année 2018, les craintes de la Fédération Française de Rugby ont été confirmées par la raison du chiffre : le nombre total de licenciés continue à décliner. Son président, Bernard Laporte, l’annonçait ainsi avec regret. S’ensuivaient dans son discours des espoirs de reconquête nourris par la ferveur que suscitera la coupe du monde de rugby 2023, accueillie par la France, et par des actions de promotion en milieu scolaire visant à susciter l’émulation pour le ballon ovale.
Une augmentation de 13% des filles dans les écoles de rugby, chiffre validant pour sa part une tendance à la hausse depuis longtemps amorcée, ne remplit-elle pas déjà une partie de l’objectif ? Ce qui pourrait être une belle promesse d’avenir semble loin de satisfaire les sphères dirigeantes. Là où s’expriment le pouvoir et l’autorité -que l’opinion se rassure- le modèle de référence ne saurait fonctionner sans certifier la suprématie du masculin. Le rugby, c’est d’abord un sport d’hommes…
Pourtant, les femmes sont de plus en plus nombreuses à chausser les crampons et à prouver leur maitrise du jeu. Les supporters apprécient leur technique, leur jeu collectif qui fait « vivre » le ballon, leur enthousiasme et leur esprit sportif. Certains disent retrouver chez elles le jeu originel dont ils se souviennent avec nostalgie. Il en est même qui ne regardent plus qu’elles, trop déçus par le jeu des hommes. Longtemps absentes des écrans, les joueuses sont visibles aujourd’hui aux yeux du plus grand nombre, avec quelques transmissions de matchs aux heures de grande audience.
Sortir de l’ombre
Leur indéniable ascension ne doit cependant pas faire croire à une modernité sans faille, à l’impossibilité de retours en arrière. Si on se penche sur leur véritable histoire, non tronquée par la doxa journalistique, la plus communément partagée, on constate à quel point le parcours fût long pour enfin sortir de l’ombre. Beaucoup s’imagine que les femmes ont intégré depuis peu le rugby à son plus haut niveau de compétition. Leur premier match international a pourtant eu lieu le 3 juin 1982 , il y a presque quarante ans.
Une des plus anciennes équipes, les « bûchettes » de La Teste, furent championnes de France à quatre reprises (entre 1983 et 1988), et certaines de ses joueuses furent sélectionnées, plusieurs années d’affilée, pour la compétition internationale. Sur les murs du club house de la Teste-de-Buch, parmi les clichés et trophées d’équipes masculines, ne figure pourtant aucune trace de ces instants de gloire.
C’est ce même oubli que dénoncent de leur côté les footballeuses allemandes dans un clip promotionnel réalisé pour la coupe du monde 2019 : qui sait, y compris dans leur pays, qu’elles ont été championnes d’Europe à huit reprises ? Qui connaît leur nom, elles qui ont joué pour leur nation ? Elles, se souviennent en revanche du trophée de leur première victoire, un service à café…
Volonté d’exister
Cette interpellation ironique de l’histoire montre combien leur désir de conquête (du droit de jouer, du droit d’accéder aux installations sportives, du droit d’intégrer la fédération nationale, etc.) motive une tâche sans cesse remise sur le métier. Non dans un souci de perfection, mais simplement pour confirmer une vérité.
C’est comme si les joueuses étaient de perpétuelles pionnières, devant régulièrement réaffirmer la réalité de leur compétences et leur volonté d’exister.
Car, en observant l’histoire, on ne peut faire que l’amer constat d’une légitimité précaire. Les sportives, comme les femmes en général, ont souvent été dissuadées quand elles s’aventuraient en dehors du pré carré prévu à l’expression formatée de leur féminité.
Et quand tel n’était pas le cas, les aventurières ne bousculaient pas pour autant, de façon définitive (ou révolutionnaire), le cours d’une histoire décidée depuis toujours au masculin.
*Anne Saouter est anthropologue et s’intéresse à la question de la production des corps sexués dans les pratiques sportives. Auteure de « Des femmes et du sport » (éd.Payot).