En octobre 2022, tu es victime d’un grave accident qui va te contraindre à renoncer à ta carrière dans le short track de haut-niveau. Deux ans demi ont passé et tu sors un livre, « Avec toute mon âme »*, qui est à la fois le récit de cet épisode et, plus largement, une plongée dans ton histoire sportive et personnelle. Il t’a fallu du temps avant de pouvoir t’autoriser à revenir sur cet évènement et te raconter ?
Oui, cette étape d’écriture a été très importante pour moi. J’ai toujours voulu écrire et, même si j’aurais préféré écrire sur autre chose, j’ai su, dès le début, que je voulais raconter l’accident dans un livre. L’écrire a été douloureux, mais c’était nécessaire et, finalement, ça m’a aussi fait beaucoup de bien. J’ai néanmoins pris le temps. J’ai commencé par dicter des bribes de récit sur mon téléphone parce qu’après l’accident, j’étais complètement paralysée. Par la suite, lorsque j’ai intégré le centre de rééducation, j’ai commencé à taper avec un doigt au début, puis avec deux et enfin, avec mes deux mains au fur-et-à-mesure que je recouvrais de la mobilité.
C’était quoi l’idée avec ce récit : une catharsis ? Servir les autres ?
Je voulais avant tout faire passer un message d’espoir, je voulais que l’on prenne conscience que, malgré toutes les épreuves que l’on peut traverser au quotidien dans une vie, épreuves qui peuvent être très douloureuses, il y a toujours de l’espoir. Et je me suis dit que si mon récit pouvait aider, ce serait juste merveilleux.
Qu’est-ce que t’a apporté l’écriture ? Est-ce que tu dirais qu’elle a participé au protocole de soins ?
Le fait d’extérioriser, de mettre sur papier tous les maux qui me rongeaient m’a aidée à passer certains caps, pas tous malheureusement, mais j’en ai franchi quand-même.
Tu racontes, dans ton livre, la genèse de ta passion pour le short track que tu découvres grâce à une voisine. Ce sport, dont tu dis qu’il t’a permis de te construire et de grandir, est aussi celui qui après t’avoir tout donné va, en partie, tout te reprendre. Tu avais quel rapport au danger inhérent à ta discipline avant ton accident ?
Je n’avais pas conscience que ce sport pouvait être dangereux, du moins à ce point, quand je pratiquais. Il faut dire qu’en short track, la chute fait partie intégrante de la discipline et c’est aussi pour ça que c’est spectaculaire. Ceci étant, on n’avait jamais vu, avant ma chute, une blessure aussi grave. C’est vraiment de la malchance, clairement.
Lorsque tu partages ce moment, on a la sensation que ça s’est joué à un rien, un contact anodin qui fait basculer ta vie en une fraction seconde.
Totalement. Ça s’est joué à absolument rien. Si j’avais dépassé, ne serait-ce que quelques mètres avant, jamais ça ne se serait déroulé de cette manière-là. Avant ce jour, j’étais tombée des milliers et des milliers de fois sans aucune blessure, pas même une entorse, c’est dire à quel point ce sport peut ne pas être dangereux. On peut d’ailleurs se blesser n’importe où, dans la rue, un accident de voiture… Je pense que j’ai tiré les bons numéros du loto de la malchance.
Tu donnes l’impression, malgré tout, de ne pas avoir de rancœur envers cette discipline puisque ce qui te guide après l’accident, c’est l’envie de reprendre le cours de ta carrière…
Je ressens toujours beaucoup de passion, beaucoup d’émotions pour le short track aujourd’hui encore. Je n’en veux ni à ce sport ni à l’adversaire qui m’a fait chuter, ce qui est finalement très sain. C’est comme ça et c’est tout, je l’ai accepté dès la première seconde, la seule chose que je me suis dite c’était que, malheureusement, c’était ma discipline qui allait me mettre dans un fauteuil roulant.
Tu as eu des contacts, par la suite, avec cette jeune femme ?
Oui, elle a pris de mes nouvelles. Elle s’en voulait énormément, elle avait peur de me parler. Elle aussi d’ailleurs s’est blessée durant la chute mais elle n’a pas osé le dire au vu des circonstances et de l’état de ma santé. Elle est rentrée chez elle en marchant alors qu’elle s’était fracturé le tibia-péroné et elle ne s’en est rendu compte que le lendemain.
Une fois le choc passé, tu vas entreprendre de te rétablir. Pour ce qui est du corps, toi qui es habituée à le pousser dans ses retranchements, tout va finalement suivre assez vite, quand bien même les médecins pensaient que tu ne remarcherais jamais. Repartir de zéro avec ce qui est son outil de travail, comment on aborde ça, comment on gère le temps long de la progression ?
J’ai fonctionné comme je le faisais en qualité de sportive de haut niveau, c’est-à-dire que je me suis fait, dans ma tête, une sorte de planning d’entraînement avec des étapes qui devaient me mener à atteindre les trois objectifs que je m’étais fixés. Chaque petite victoire me permettait de progresser. En ce qui concerne le temps, la rééducation a en effet été courte mais, pour moi, sur le moment, c’était très long. Réaliser que je cochais, au fur-et-à-mesure, toutes les petites cases qui permettaient de me rapprocher de mes gros objectifs m’a beaucoup aidée.
Comment est-ce que tu composes avec un corps que tu as l’habitude de dominer et qui là, t’échappe en partie, tu évoques notamment ces spasmes que tu ne peux pas contrôler et qui peuvent survenir n’importe quand ?
C’est l’acceptation, le fait de relativiser, la patience aussi qui permet de se dire qu’il va falloir être résiliente parce que ça ne répond plus pareil qu’avant, mais il faut accepter. Ma passion pour le sport, ma passion pour le short track et la compétition, c’est ça qui a fait que je n’ai jamais rien lâché.
Moi, ce que je voulais, c’était retrouver les patins et, à ce moment-là, je m’autorisais encore plus à rêver puisque je me disais que, non seulement, j’allais revenir, renouer avec la compétition et, au-delà de ça, que je gagnerais des médailles. C’est pour cela que j’ai continué à regarder les compétitions de short track. J’ai tout suivi pour prendre le moins de retard possible, j’analysais mes adversaires, les points stratégiques, les points techniques et je me disais : « Quand je vais reprendre, je vais faire ça, ça et ça. »
Octobre 2022, France TV avait suivi Tifany pendant sa rééducation
L’autre moteur a été la présence de ta nièce.
Oui, Charlie est la fille de ma sœur jumelle et ma filleule et elle m’a effectivement beaucoup aidée. Quand j’ai eu mon accident, elle avait 1 an et demi et elle ne portait déjà plus de couches, elle marchait et elle mangeait toute seule. Pas moi. Je me suis dit que, comme elle avait de l’avance sur moi, j’allais tout faire pour la rattraper et faire en sorte d’être là, de pouvoir marcher, courir et jouer à ses côtés.
Tous ces éléments auxquels tu t’accroches vont te permettre de progresser de manière fulgurante, tant et si bien d’ailleurs que tu avoues une forme de culpabilité vis-à-vis des malades que tu côtoies à l’hôpital. On a alors la sensation que tu évolues dans un monde qui n’est plus celui des sportifs de haut niveau mais qui n’est pas non plus celui du handicap dit sévère. Comment tu qualifierais cet entre-deux ?
Entre-deux, c’est vraiment l’expression qui décrit le mieux ma situation. Je ne suis plus dans le monde du sport mais j’ai quand même bien récupéré comparé à d’autres patients et ça, c’est dur parce que, d’un côté, j’ai un sentiment de culpabilité et, de l’autre, je ressens énormément de tristesse et de déception de ne pas pouvoir retrouver ma vie d’avant. Ça a été difficile à gérer au quotidien et ça l’est encore maintenant.
Plus difficile encore que ce corps en réhabilitation, c’est ce moral en lambeaux qu’il te faut soigner. Tu expliques d’ailleurs avoir pensé au pire. Ce conflit terrible qui se joue à l’intérieur de toi, c’est à la fois la conséquence de cet accident injuste mais aussi l’obligation, si tu veux avancer, de renoncer à ta vie d’avant. Qu’est-ce qui fait qu’à un moment on n’est plus dans la révolte mais dans l’acceptation ?
Ça a été long, ça a été un deuil à faire. Quand on m’a annoncé que je ne ferais plus de short track parce que les médecins pensaient que ce serait trop dangereux, il a fallu accepter qu’ils ne reviendraient pas sur leur décision. J’ai beaucoup pleuré et puis, à un moment, je me suis dit que ce qu’il y avait de mieux à faire, c’était de se fixer de nouveaux objectifs pour rebondir et c’est ce que j’ai fait. Peu de temps après qu’on m’ait annoncé que je ne repatinerai plus jamais, je suis partie avec Tristan, mon copain, traverser les Pyrénées à vélo. Ça m’a fait beaucoup de bien.
Je n’en ai jamais parlé mais, cette traversée, j’avais annoncé qu’on la ferait en huit jours or, pendant, je me suis fait mal à un genou. Tristan m’a proposé que l’on s’arrête pour prendre une journée off et on s’est pris la tête – ce qui est très rare – car moi j’étais focalisée sur les huit jours, c’était important pour moi et nous y sommes arrivés. J’ai serré les dents parce que j’avais vraiment très mal, mais j’ai continué à me challenger pour continuer à avancer.
Des objectifs avec, malgré tout, une nouvelle approche de la douleur, même si cette dernière est inhérente à une carrière dans le sport de haut niveau.
Oui, il faut réapprivoiser son corps. À ce moment-là, si j’étais dans l’acceptation tant bien que mal du verdict médical, j’étais en revanche dans la non-acceptation de mon handicap. Ça, je ne le réalisais pas encore totalement. J’étais tellement déterminée à reprendre le short track que j’en oubliais mon état physique. J’essayais de le mettre de côté en me disant que ce n’était pas grave : les spasmes ? on verra ! Les sensations de brûlures ? On verra ! C’était douloureux au quotidien mais je pensais que ça finirait par passer, je n’avais pas compris beaucoup de choses concernant ma situation.
Si tu avais repris le short track, il est probable que tu n’aurais pas pu retrouver le niveau qui était le tien à cause des séquelles de l’accident. Avec le recul, est-ce que tu penses avoir fait le bon choix en te fixant des objectifs sportifs autres plutôt que de renouer avec le fil d’une carrière qui ne t’aurait pas apporté les mêmes satisfactions en termes de résultats ?
Ça m’a pris du temps pour réaliser ça. Je ne sais pas s’il aurait été impossible de retrouver mon niveau et je ne le saurai jamais, mais il est certain, quoi qu’il en soit, que ça aurait été compliqué. À tout moment, je peux avoir des spasmes, ce qui aurait pu être très dangereux pour moi mais aussi pour les autres. C’est pour ça que j’ai fini par accepter les conséquences que les séquelles de mon accident pouvaient avoir sur une reprise du short track et ce d’autant plus que moi, j’ambitionnais de reprendre le short track à haut niveau pour gagner des médailles sur des Championnats et des compétitions de référence. L’idée n’était pas de repartir en compétition simplement pour renouer avec la compétition.
Tu évoques ce statut d’handicapée qu’il t’a fallu apprivoiser mais qui n’est pas visible aux yeux des autres, ce qui provoque parfois de l’incompréhension. Est-ce que ce regard que l’on porte sur toi, qui ne diffère pas de celui que l’on posait sur toi avant l’accident, est difficile à gérer ?
Le corolaire du handicap invisible, c’est qu’il y a ce sentiment de toujours devoir se justifier et c’est terrible. Souvent, quand je suis à Paris où dans des grandes villes où je dois prendre le métro, et que je suis très fatiguée, que je sens que mes jambes vont flancher, je n’ose pas demander aux gens de se lever pour me laisser m’asseoir parce que, physiquement, on ne voit pas que je suis en situation de handicap. C’est compliqué pour beaucoup d’intégrer ça : on peut être en situation de handicap même si ça ne se voit pas. Ça, c’est quelque chose qui m’interroge quand je pense à ma reconversion sportive dans le para-sport : comment ça va être perçu ? J’ai échangé avec d’autres para athlètes sur le sujet et ils m’ont dit qu’à un moment, ils avaient décidé d’arrêter de toujours se justifier. Non seulement les gens ne comprennent pas, mais c’est compliqué à décrire, à expliquer ce que sont les séquelles, les douleurs avec lesquelles on doit composer.
Deux ans et demi après l’accident, c’est surtout ça, la douleur, qu’il te reste de cette journée d’octobre 2022 ?
Oui, de la douleur. Et ça va continuer sauf énormes progrès de la médecine. J’ai beaucoup de séquelles traitées par des injections de botox, par des patchs de piment, mais aussi des médicaments que je dois prendre au quotidien, c’est lourd à porter parce que ça a des conséquences, notamment, par exemple, sur une éventuelle grossesse avec des risques avérés de malformation à cause de mon traitement… Cet accident me poursuit, je me dis qu’à chaque projet que j’ai envie de faire, il y a toujours des contre-indications, il y a toujours encore des examens à faire… Je ne me plains pas mais, chaque fois, je découvre de nouvelles choses qui sont autant d’étapes complexes à passer et qui me ramènent toujours à ce jour où j’ai eu cet accident, jour qui va me poursuivre jusqu’à la fin de mes jours.
Tu as été contrainte de renoncer au short track mais pas au sport. Tu as traversé les Alpes à vélo, tu as participé aux Marathon Pour Tous lors des Jeux de Paris l’été dernier. Prochain objectif, ce sera la traversée de la cordillère des Andes à vélo au mois d’août. Qu’est-ce que t’apportent tous ces défis ?
Ils me permettent non seulement d’avancer mais surtout, ils me procurent du plaisir, le plaisir de partir à l’aventure. Le premier, c’était la traversée des Pyrénées six mois après être sortie du centre de rééducation. Par la suite, effectivement, j’ai fait la traversée des Alpes, j’ai enchaîné avec le Marathon Pour Tous des JO 2024 et, avec mon copain, on hésitait, pour la suite, entre le désert de Namibie et la cordillère des Andes. On s’est finalement dit que ce deuxième choix était encore plus gros en termes de durée et on a opté pour lui. Ça va être le plus gros projet de notre vie à tous les deux puisqu’on va partir cinq mois, on va relier la Colombie jusqu’à Ushuaia, au bout du monde.
C’est un symbole très fort pour nous deux de traverser l’Amérique du Sud ensemble, ça va être fort en émotions mais ça se prépare. On est en lien avec l’hôpital Henry Gabrielle où je suis suivie, mais aussi avec le Creps de Font-Romeu où je vais faire des séances d’hypoxie pour être certaine que mes poumons tiennent le choc. Il y a également pas mal de choses à voir au niveau logistique, ce n’est plus pareil qu’avant, il faut que tout soit calé en ce qui concerne le versant médical de mon voyage.
Tifany a porté la flamme lors des JO de Paris
Cinq mois d’un défi sportif de cette envergure, ça ne t’effraie pas ?
Je pense que je ne me rends pas encore trop compte de ce dans quoi je me lance. J’ai la tête dans le guidon pour la préparation, un peu moins pour imaginer ce que ça va être. Cinq mois, effectivement, c’est long, on va avaler beaucoup, beaucoup de kilomètres puisqu’on envisage d’en faire quasiment 12 000 avec beaucoup de dénivelé. C’est l’altitude surtout qu’il va falloir gérer. J’ai beau vivre à Font-Romeu, passer de 1 800-2 000 mètres à 4-5 000 ce n’est pas la même chose. Malgré tout, c’est une sacrée aventure. Ça m’apporte déjà beaucoup physiquement parce que ça m’aide à passer au-dessus de mon handicap même s’il est bien présent et qu’il le sera toujours, ça m’aide à réapprivoiser mon corps.
Avec son compagnon, Tristan… ©Instagram
Il y aussi cette carrière de para athlète qui s’ouvre à toi, on te retrouvera désormais sur un vélo, compagnon de route depuis ton enfance.
Oui, c’est le premier sport que j’ai pratiqué dans ma vie. Petite, je mettais des petits bouts de carton sur les roues de mon vélo pour faire le bruit des mobylettes. C’est une discipline qui m’a toujours suivie puisque, plus grande, j’ai commencé à faire du vélo de route pour ma préparation lorsque j’étais short trackeuse. Moi qui pratiquais un sport d’intérieur, le fait d’être dehors m’apportait énormément de liberté. Déjà à cette époque, je m’étais dit que, si je devais me reconvertir, j’aimerais essayer de faire des compétitions de cyclisme. Après mon accident, quand j’ai dû réfléchir à ce que je voulais faire de ma vie, j’ai tout de suite pensé au vélo, c’était une évidence.
Tu débutes en compétition le 15 mai 2025, jour de la sortie de ton livre…
Oui, j’ai fait un stage avec l’équipe de France para fin mars et ça a confirmé mon choix. La semaine prochaine, je participe à ma première Coupe du monde en Italie à Maniago, journée qui coïncide effectivement avec la sortie de mon livre.
Comment est-ce que tu appréhendes ce premier grand rendez-vous ?
Je ne sais pas du tout ce que je vaux, mais j’ai hâte. Je sais qu’il va me falloir du temps, qu’il va me falloir être patiente parce que je m’apprête à passer d’un sport d’hiver que je connaissais très bien à un sport d’été que je connais peu en compétition, je passe également des valides aux paras. Tout cela génère un peu d’appréhension parce que je me demande comment je vais être, mais je prends ça vraiment très au sérieux et je suis très excitée à l’idée de prendre le départ de cette première Coupe du monde.
Est-ce que, toi qui espérais prendre part aux JO de Milan l’hiver prochain, tu as déjà dans un coin de la tête la possibilité de participer à tes troisièmes Jeux mais en été cette fois et sous le soleil de Californie pour Los Angeles 2028 ou est-ce que tout cela est prématuré ?
C’est tout à la fois. Au début, je me disais qu’on verrait, qu’il fallait que je sois patiente, que tout cela allait prendre du temps, mais j’ai vraiment envie de faire de la compétition et aussi de performer. Dans un premier temps, je vais voir comment se passe la préparation, comment se passent les compétitions auxquelles je vais pouvoir prendre part et avec quels résultats et, si ça se déroule bien…
Ce serait juste incroyable de me dire que je serai aux Jeux Paralympiques de Los Angeles… Je n’ai jamais aimé le froid, j’ai toujours préféré être au soleil, donc ça tombe bien !
- « Avec toute mon âme », de Tifany Huot-Marchand (éditions En Exergue)