Tu es quintuple championne du monde de para-escalade*. Tu as démarré la compétition il y a seulement huit ans et tu as gravi les échelons de manière fulgurante. Tu es née sans main droite, ce n’est donc pas forcément le sport le plus simple à exercer pour toi. Comment l’escalade s’est-elle imposée à toi ?
Je suis née dans une famille de grimpeurs. Mes parents se sont rencontrés autour de la grimpe de blocs à Fontainebleau. C’est devenu une habitude, une tradition familiale : on allait dans la forêt tous les jours avec mes parents, mes frères et sœurs puis on grimpait tous les dimanches. Mais ça a toujours été dans un esprit de loisir et de partage. Dans ma classe, j’étais la seule à faire de l’escalade. Dans les années 2000, ce n’était pas aussi couru que maintenant.
J’ai arrêté à l’adolescence, de mes 14 à mes 25 ans, et puis, ça m’est revenu plus tard, quand mes amis se sont mis à la grimpe alors que Arkose venait d’ouvrir une salle dans Paris intra-muros. Il y avait un peu une fame autour de l’escalade. Mes amis me disaient que ça leur faisait penser à moi, parce que j’avais toujours été celle qui grimpait enfant. Au bout d’un moment, je me suis dit : « Bon, ça suffit, je vais retenter ». À cette époque, je faisais une thérapie et j’étais justement en train de travailler sur l’acceptation de soi, l’acceptation de ma différence et de mon handicap. Je me suis souvenue à quel point j’étais fière de faire de l’escalade gamine, je trouvais ça cool comme activité. Tous ces facteurs m’ont remis sur la voie de ce sport… Quand j’ai repris, en 2017, j’ai assez vite retrouvé des aptitudes.
Quand tu étais enfant, est-ce que tes parents adaptaient les séances d’escalade ?
Non, ils nous faisaient juste grimper quand on en avait envie. Je jouais beaucoup avec mon petit frère et on s’entraînait, on se motivait, tous les deux. On grimpait sur des trucs faciles donc je pouvais me débrouiller. En fait, à ce moment-là, j’ai appris la débrouille, à m’adapter justement, à chercher la prise qui me convient, comme je le fais aujourd’hui. D’ailleurs, il y a certaines situations actuellement où je m’en sors mieux que d’autres grimpeurs à niveau à peu près égal. En tout cas, mes parents sont toujours restés très en retrait sur mon handicap. Ils ne voulaient pas faire de différenciation, ils ne voulaient pas me mettre de limites. Ça m’a permis de me mettre moins de limites à mon tour. Et au-delà de ça, je voulais juste faire comme mes frères et sœurs. C’était ça mon but.
Est-ce que tu es restée sportive à l’adolescence ?
Quand je suis rentrée en classes préparatoires, je me suis mise à courir, et puis après, au cours de mes études, j’ai un peu arrêté le sport (Solenne est diplômée de l’INSA Strasbourg en filière architecture et a, depuis, exercé à son compte, avant de devenir athlète pro et se consacrer à 100 % à l’escalade, Ndlr). Même si une fois arrivée à Paris, j’ai tenté la course à pied aux Buttes Chaumont. Mais bon, j’ai tenu un mois !
Est-ce que, plus jeune, ça a été dur à gérer pour toi cette malformation de naissance ? Est-ce que tu t’es dit que ça pouvait t’empêcher de faire certaines choses ?
J’ai une malformation de naissance, qui correspond à un arrêt de croissance de l’avant-bras à la main. J’ai tout en miniature, en quelque sorte. Je parle de « handicap » quand je dois parler aux gens ou médias car c’est un mot que tout le monde connaît. Mais ce n’est pas un mot auquel je m’identifie. Je vois ça comme une différence mais, en aucun cas, ça me handicape dans ma vie. Il n’y a aucun moment où je me retrouve en situation de handicap, en situation compliquée. Et même en escalade.
Oui, parfois, il y a des moments où il y a des choses qui ne sont pas possibles, qui sont beaucoup plus difficiles à réaliser, mais, dans ces cas-là, je vais faire différemment, j’adapte. Quand j’étais petite, je me rappelle que je m’imaginais championne de ski. Mais honnêtement, je ne me permettais pas vraiment d’en rêver parce que je n’ai pas grandi dans une famille forcément fan de sport et parce que je n’avais pas de modèle, tout simplement. Ce n’était pas dans mon champ des possibles.
Est-ce que lorsque tu as repris l’escalade en salle, tu as pu t’identifier à des grimpeurs qui ouvraient la voie pour toi ?
Avec mes frères et sœurs (Solenne en a quatre, Ndlr), j’avais des modèles, mais qui ne me ressemblaient pas. Et c’est vrai qu’assez rapidement, j’ai croisé le chemin de Julien Gasc, qui était vice-champion du monde de para-escalade en 2016. Il est amputé d’une jambe. Ce jour-là, il portrait un tee-shirt équipe de France et il grimpait avec sa prothèse. Ça m’a tout de suite interpellée. Et c’est lui qui est venu me voir à la fin de la séance pour me parler de para-escalade et du fait qu’il connaissait des gens qui étaient dans la même catégorie que moi.
C’est comme ça que j’ai connu une grimpeuse américaine, Maureen Beck, née sans avant-bras gauche, qui était championne du monde à ce moment-là. Du coup, je suis tout de suite allée la suivre sur Insta et ça a été mon premier modèle, la première sportive à laquelle je me suis identifiée. Je découvrais que des choses étaient possibles pour moi. Et en même temps, je découvrais le monde du handisport. Comme je ne mettais pas le mot « handicap » sur ce que j’avais, pour moi, tout ce qui était parasport ne me concernait pas. Les choses ont changé à partir de ce moment-là.
Qu’est-ce qui te plaît tant dans l’escalade ?
La connexion avec soi-même, avec son corps, le fait d’être dans le moment présent. Depuis le début, ça reste inchangé pour moi. À partir du moment où tu commences à grimper, tu poses tout, tu laisses tous tes soucis en bas et tu te connectes à ce que tu fais. Je trouve que c’est hyper précieux.
Parce que dans la vie, tu es plutôt du genre hyperactive ?
Pas hyperactive, mais beaucoup dans la pensée, dans la projection. L’escalade me permet de poser mon cerveau.
Qu’est-ce qui fait la signature Solenne Piret ?
Je pense que j’ai la position de bassin adaptée, l’ouverture, c’est-à-dire que j’évolue très près de la paroi, je suis tout le temps au max. Et puis ce qui revient souvent quand on me voit grimper, c’est mon jeu de jambes. C’est un de mes points forts, mais je me dis souvent que je pourrai le faire évoluer, m’améliorer.
Justement, sur quoi axent tes entraîneurs ?
C’est marrant parce qu’il y a trois jours, on faisait un point avec mon coach actuel et il me disait que cette capacité de force dans les jambes était un axe qui serait très intéressant à développer. Alors que ces dernières années, j’essayais de gagner en force sur le haut du corps.
Si on en revient à ton retour à l’escalade alors que tu as 25 ans, est-ce que tu as vite été repérée ?
Oui, effectivement. J’allais souvent à la salle et donc je pense qu’on me voyait évoluer. On est venue me chercher pour rentrer dans un club qui est le mien actuellement, le 8 assure escalade. Là-bas, j’ai rencontré un stagiaire qui passait son diplôme d’escalade et qui s’avère, aujourd’hui, être le coach de l’équipe de France. Il était très intéressé par la para-escalade. Je suis arrivée au bon moment. On a créé la première structure para dans le club, qui avait été très réceptif au projet.
À quel moment, d’ailleurs, entres-tu en équipe de France ?
Ça a été assez rapide là aussi. Début 2018, il y avait le championnat de France qui s’avérait être sélectif et j’ai réussi à me sélectionner en équipe de France, même si c’était de justesse. Je me rappelle que l’entraîneur de l’époque m’avait dit : « Ça manque un peu de force tout ça mais on va parier sur toi. Il va falloir que tu bosses ! ».
Parmi tous tes accomplissements, lequel a été un game-changer pour toi, un nouveau step dans ta pratique ?
Je pense que c’est quand j’ai commencé à faire ma première perf’ à Fontainebleau, L’Onde de Choc, un 7B, en 2021. Ça m’a clairement fait passer un cap, même si je ne m’en suis pas rendu compte tout de suite. Parvenir à bout de ce bloc a eu un impact sur ma visibilité d’athlète. Ça a beaucoup été relayé par les médias spécialisés du moment. Et ça m’a ouvert pas mal de portes par la suite. Je n’étais plus seulement la compétitrice qui gagnait des titres dans un sport obscur – parce qu’on ne va pas se mentir, l’escalade, c’est quand même très niche. Tout à coup, ça a touché une autre dimension, un public plus large. Parce que Fontainebleau, c’est un spot d’escalade mondialement connu, les gens viennent du monde entier pour pratiquer, donc ma perf’ a eu une belle portée.
Tu es l’une des rares athlètes en para-escalade à évoluer aussi en extérieur – tu viens notamment de présenter ton film, CAP OU PAS CAP*, en avant-première, dans lequel tu escalades le Grand Capucin, l’une des aiguilles les plus emblématiques du Mont-Blanc. Qu’est-ce que tu préfères entre l’indoor et l’outdoor et qu’est-ce que le lien direct aux éléments naturels apporte en plus à ta pratique de l’escalade ?
C’est dur à dire parce que j’aime bien les deux et qu’ils se complètent bien. Ça travaille des filières différentes donc c’est assez chouette de pratiquer les deux. Côté lien aux éléments naturels, c’est vraiment dans mon ADN, je viens de l’escalade outdoor, c’est comme ça que j’ai commencé. Je pense que je ne pourrais pas faire que de l’indoor. D’ailleurs, c’est un peu un point d’interrogation pour les trois années à venir car je vais devoir faire beaucoup d’indoor pour les Jeux de Los Angeles en 2028. Mais grimper en extérieur fait partie de mon équilibre donc il va falloir qu’on définisse la stratégie à mettre en place autour de tout ça.
Pourquoi t’es-tu lancée dans cette aventure du Grand Capucin ?
Le but, c’était de me challenger sur un truc qui me faisait envie depuis très longtemps et pour lequel je m’étais toujours reposée sur mes compagnons de cordée, en me mettant derrière, en seconde. Le fait de passer en tête et de mettre moi-même mes protections, je n’avais jamais osé, mais je savais que je pouvais y arriver. En faire un projet concret avec le tournage d’un film m’empêchait de reculer. J’étais poussée, dans le bon sens du terme.
Le message du film, c’est d’amener une autre normalité entre guillemets. On est définis par plein de choses, d’une certaine manière, ma différence me définit parce que je ne serais pas là où j’en suis sinon, mais il n’y a pas que ça chez moi. Je veux aussi amener une diversité dans les films de sport. C’est pour ça qu’on parle de sport et pas d’exploit.
Dans cette fabuleuse expérience de CAP OU PAS CAP, as-tu une anecdote d’un moment dans l’ascension qui a ouvert une nouvelle voie pour toi, qui a créé la surprise ?
La dernière longueur qui était dans un style complètement différent du reste de la voie. Quand je suis arrivée au pied, j’avais déjà fait toutes les longueurs en dessous en tête, j’avais énormément puisé en moi donc j’étais fatiguée émotionnellement et mentalement. J’ai pensé que je ne pourrai pas arriver à faire cette nouvelle voie en tête. Surtout quand j’ai vu que la paroi était toute lisse… J’ai eu envie de pleurer, d’abandonner, et de dire à mon compagnon de cordée : « Va devant ! ». Mais le fait d’avoir pensé : « Fais le quand même, n’aie pas de regrets ! » m’a fait comprendre que j’avais de la ressource, qu’il me suffisait juste d’oser. J’ai été surprise par moi-même.
Tu dis que la grimpe, c’est 80 % de chutes. La pratique de l’escalade, ça t’a appris quoi dans ta vie personnelle et en tant que femme ?
J’ai compris qu’il fallait trust the process, faire confiance au processus. J’ai vraiment du mal à le mettre en œuvre en escalade mais ça me pousse à être confiante, à croire en moi et à me dire : « Ok, ça va le faire ». Je crois que je vais finir par y arriver parce que si j’ai eu cette envie, c’est que j’ai probablement les ressources en moi pour le faire donc je me dis juste qu’il faut que je m’accroche.
Être une femme dans le milieu de l’escalade, est-ce que ça implique une ascension plus difficile, métaphoriquement parlant ?
Je ne dis pas qu’il n’y a pas d’inégalités, mais c’est un sport qui est plutôt chouette sur ces questions, la communauté est plutôt bienveillante. Même si c’est sûr que ce n’est pas toujours évident de s’imposer dans un groupe masculin qui essaye un bloc ou une voie. Mais bon, dans l’ensemble, on a affaire à une communauté qui est déjà bien consciente des problématiques, certaines personnes sont très déconstruites et tirent tout le monde vers le haut.
À quoi tu penses quand tu grimpes ? Quel est l’état d’esprit que tu cultives pour parvenir à atteindre tes objectifs et, dans ce cadre, comment travailles-tu ton mental ?
J’ai tendance à soit trop penser, soit oublier, soit à ne pas être concentrée sur le bon truc donc j’essaie d’être focus sur les méthodes de grimpe. Ce n’est pas du tout inné pour moi donc j’apprends peu à peu à appliquer ces méthodes d’un run sur l’autre. Parce que j’ai plutôt l’habitude de poser mon cerveau comme je le disais, de me connecter avec le moment présent et de grimper en laissant mon corps parler. C’est top quand tu veux faire des choses qui ne sont pas dans ton niveau maximum, mais quand tu veux aller chercher tes limites, il faut un peu plus conscientiser la chose, être plus stratégique. J’ai arrêté ma thérapie il y a longtemps, c’est donc quelque chose que je ne travaille plus à proprement parler mais que j’aimerais remettre en place pour mes objectifs à venir, notamment LA 2028. Car j’ai pleinement conscience de l’importance du mental.
Tu as été sacrée en septembre, à Séoul, de ton 5e titre de championne du monde consécutif et ton prochain sommet à atteindre, c’est donc 2028. Comment tu vas trouver ton équilibre entre l’entraînement intensif indoor et ton besoin de grimper en outdoor ?
Pendant ces trois prochaines années, je vais me concentrer sur le bloc en extérieur et garder tous les projets qui me font envie pour la période après-Jeux. Je trouve ça hyper excitant de me dire que je ne vais pas me retrouver sans rien derrière. Je mets des choses en place pour que les Jeux Paralympiques ne soient pas une finalité dans ma carrière mais, au contraire, que ce soit le début de quelque chose. Et pour les JOP, oui, je me souhaite une médaille d’or !
Qu’est-ce que tu souhaites inspirer aux futures générations de sportives et, notamment, aux athlètes en situation de handicap ?
Avoir un champ des possibles beaucoup plus ouvert, qu’il y ait moins de limites pour ces personnes-là, qu’elles puissent elles-mêmes aller chercher leurs propres limites et non pas celles que la société leur impose. Ouvrir toutes ces petites portes, j’ai l’impression que ça va contribuer au fait que d’autres personnes vont s’engouffrer dans la « bataille » et continuer à repousser les barrières par ricochet.
Est-ce que tu as conscience de tous les possibles que tu as créés, ou, en tout cas, est-ce que tu as eu des témoignages en ce sens ?
J’en ai conscience, oui, quand je vois combien ma catégorie a explosé et même chez les garçons. Beaucoup d’entre eux ont commencé en voyant des vidéos de moi sur les réseaux. J’ai plein de concurrents aujourd’hui, même des copains dans l’équipe qui sont là suite à ça et qui sont d’ailleurs beaucoup plus forts que moi maintenant ! C’est la plus belle victoire !
- Le film retraçant l’ascension du Grand Capucin par Solenne, réalisé par Jérôme Tanon, sera diffusé lors de la Winter Edition 2025 de Montagne en Scène, du 13 novembre 2025 au 30 janvier 2026.
- Pour aller toujours plus haut, il suffit de mettre ses pas dans ceux de la grimpeuse de grand talent sur Instagram @solennepiret
- Son palmarès : Championne du Monde 2025 (en titre), 5 x Championne du Monde dans la catégorie AU2 (Déficience modérée des membres supérieurs ,un membre supérieur a une fonction réduite en dessous du coude de l’athlète et n’a pas d’articulation du poignet fonctionnelle), 10 victoires en Coupes du Monde.
Ouverture ©Hugo Clouzeau