À 31 ans, tu viens d’entrer dans le Guinness Book des Records après avoir surfé la plus grosse vague jamais ridée par une windsurfeuse. Qu’est-ce que tu as ressenti lorsque ton record a été homologué ?
Je ne suis pas allée prendre la vague en me disant que j’allais chercher un record, mais les gens autour de moi en ont parlé en évoquant le fait que c’était peut-être la plus grosse vague qu’une femme ait prise. Même si c’est une donnée que l’on ne peut pas vérifier parce que l’histoire du windsurf, en général, et du windsurf féminin en particulier, n’est pas très bien documentée, je me suis dit : “Pourquoi ne pas établir ce record ? Ça peut être bénéfique pour ma carrière, mais aussi pour mon sport.”
Le windsurf n’est pas une discipline très connue. Lorsque j’essaie d’en parler à des sponsors, souvent, ils ne comprennent pas ce que je fais, mais si tu parles d’un Guinness World Record, ça parle tout de suite. Ce record était aussi une manière de montrer aux autres femmes que quelqu’un comme moi, qui n’a pas un parcours conventionnel, peut être amené à faire des trucs cools comme ça.
Jaws, la vague que tu as ridé mesurait 36 pieds soit 10.97m. Grâce à elle, est-ce que tu as conscience que tu commences à écrire, de manière très officielle, l’histoire du windsurf féminin ?
Je sais bien que je ne suis pas la première femme à avoir ridé de grosses vagues, mais je voulais peut-être être la première à l’officialiser. Le windsurf n’est pas un sport ultra populaire et, au cours de ma carrière, j’ai eu parfois à souffrir du fait que les choses ne paraissaient pas importantes ou ne soient pas officielles.
Si l’on veut motiver les jeunes filles, inciter les athlètes à persévérer dans ce domaine, il faut avoir l’impression de faire partie d’un tout un peu plus grand que nous-mêmes. Ce record, je trouvais que ça pouvait participer à ça.
Jaws est l’une des vagues les plus puissantes et les plus impressionnantes du monde, qu’est-ce qui t’a poussée à relever un tel défi ?
Je pense que ça vient en partie de mes origines. J’ai appris le windsurf en Nouvelle-Calédonie mais j’ai découvert les vagues à 15 ans, sur le tard. Lors de ma toute première session, elles mesuraient déjà trois mètres, ce qui est conséquent. Depuis, pour moi, c’est ça une vague, c’est puissant, c’est intense, c’est l’aventure.
Lorsque je suis venue à Maui, cette île de Hawaï, j’avais déjà entendu parler de Jaws. Je me disais que, peut-être, après avoir vécu ici dix ans, j’essaierai d’y aller. Et puis, en 2013, lors de mon deuxième séjour sur l’île, une session se profile sur le forecast.
Mon sponsor de l’époque, qui avait un jet ski, me propose d’y aller. Je me disais : “Il est encore beaucoup trop tôt, je n’ai pas encore l’expérience, je ne dois pas.” Et, en même temps, je me disais : “Va voir, au pire tu passeras l’après-midi à naviguer à côté des vagues.”
En y allant, je me suis rendu compte que je pouvais essayer. Au fil des années, j’ai peaufiné ma préparation physique, ma préparation mentale et la logistique.
Est-ce que tu envisages de pouvoir en rider une encore plus grosse ?
Même si j’y vais pour rider de grosses vagues, je ne rentre pas chez moi le soir en me disant qu’il faut que ce soit plus gros la prochaine fois. Moi, ce qui m’a toujours donné envie d’être athlète, c’est le fait de pouvoir appendre sur mon corps, mon cerveau, sur la performance humaine en général pour, au final, vivre de belles aventures.
Être sur ces vagues-là, c’est une expérience inouïe. Tu es envahie par une sensation de peur à la limite de l’ingérable. Malgré ça, il faut être le plus clair possible, prendre les meilleures décisions. Tous tes sens sont poussés à l’extrême et quand tu es dessus, tu ne penses plus à rien d’autre qu’à ce que tu es en train de faire, c’est vraiment magique. C’est ce challenge-là qui me plaît.
Comment parvient-on à finalement la dompter cette peur ?
Avant de se mesurer à Jaws, tu es dans le combat. Tu parles à ta peur quand elle crie. Avant d’aller sur l’eau, mon esprit va dans des endroits un peu sombres parce que, lorsque la peur prend le dessus, tu deviens presque une autre personne.
Pour l’année 2019-2020, j’avais décidé, dans le cadre de ma préparation mentale, de me mettre à l’hypnose. Ce travail sur la communication entre le conscient et le subconscient m’a beaucoup plu. Le fait d’avoir renforcé le chemin entre le cerveau et les pensées positives te permet de trouver un état de confiance alors que tout en toi se demande ce que tu es en train de faire.
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Qu’est-ce qui explique que tu arrives à passer outre ces pensées contradictoires pour finalement te jeter à l’eau ?
En premier lieu, je sais que j’ai fait tout ce que je pouvais physiquement et mentalement pour être capable de bien rider la vague. Ensuite, c’est ma passion. J’ai envie de savoir ce que ça fait d’y aller même si j’y ai déjà goûté. C’est un mélange de peur, de chaos mais aussi de beauté et de calme au moment où tu descends la vague. Tu rides un mur d’eau géant, translucide. Quand tu lèves les yeux pour essayer de voir l’horizon, tu vois juste de l’eau qui s’étend au-dessus de toi. À ce moment-là, j’ai l’impression de voir les choses sous un angle que peu de gens peuvent voir. Je peux aussi sentir, sous mes pieds, la puissance de cette vague qui déferle, qui se raidit.
C’est ma curiosité pour ces sensations-là qui me poussent à continuer.
Il y a aussi un sentiment d’aboutissement. Lorsque j’étais petite, je jouais du piano. Tu sais que tu travailles pendant des mois et, à la fin de l’année, tu vas pouvoir jouer ton morceau. Ça va durer quelques minutes seulement. C’est très dur d’être jugée sur quelques minutes pour quelque chose qui te prend des années à travailler, mais quand tu le fais bien, tu ressens des trucs vraiment violents qui sont difficiles à décrire.
Tu te sens comment après ce face-à-face ?
Il y a de l’euphorie mentale mais il y aussi une énorme fatigue physique. Je passe quatre heures sur l’eau pour prendre cinq ou six vagues. Rien que pour mettre le jet ski à l’eau, c’est tout une aventure. Quand tu rentres de ta session, ton corps est prêt à s’écrouler, mais dans la tête, ça buzze, c’est plein d’adrénaline, de visions, d’images.
Très peu de femmes ont osé affronter Jaws. Qu’est-ce qui fait, selon toi, que ça a été différent pour toi ?
Je pense que c’est un peu à cause de mon parcours. J’ai fait des études d’ingénieur et je n’étais pas destinée à devenir athlète pro. Il a fallu que j’envoie tout péter, en me disant que je voulais faire ce que j’aime, pour me retrouver dans cette voie.
Le modèle à suivre, généralement, pour ceux qui arrivent, c’est de faire le circuit de compétition PWA, mais moi, ça ne m’a jamais attirée. Je me suis dit que je n’avais pas décidé de faire ce que j’aimais pour me retrouver à disputer des compétitions dans des spots que je n’aimais pas du tout.
Quitte à prendre un risque, j’ai choisi de le faire complètement, en essayant non seulement de faire carrière dans le windsurf mais, qui plus est, en faisant un truc que personne ne faisait.
Les débuts ont été compliqués ?
J’ai eu la chance inouïe de faire la rencontre d’un producteur qui venait de Phoenix, en Arizona, et qui avait envie de faire un film sur le surf ou le windsurf. On s’est rencontrés et il est un peu tombé amoureux de mon histoire. J’ai pensé que c’était peut-être de ça dont le windsurf avait besoin : d’un gars qui vient d’un monde qui n’a rien à voir avec le milieu et qui va réaliser un film plus mainstream avec une histoire et pas seulement de l’action. J’ai fait ce documentaire (Girl on Wave, ndlr) et ça m’a permis de trouver des sponsors. Par la suite, j’ai continué à utiliser toutes ces opportunités pour continuer à rider ces vagues.
Tu évoquais aussi l’influence des autres femmes dans ton parcours de big wave rideuse…
Oui. À Maui, il y a une communauté de femmes qui surfent à Jaws. Je me suis rapidement trouvée à passer du temps avec elles, à m’entraîner en salle avec elles, à m’entraîner en apnée avec elles. Elles m’ont montré que c’était possible de surfer Jaws même si, je t’avoue, au début j’aurais bien aimé qu’il y en ait au moins une qui fasse ma taille et pas deux têtes de plus que moi !
J’ai vraiment bénéficié de cette communauté féminine et si je peux faire la même chose avec d’autres windsurfeuses, ce serait super.
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Tu en as déjà eu l’occasion ?
Oui, lors de l’Aloha Classic (compétition la plus prestigieuse en windsurf, ndlr), beaucoup de filles viennent à Maui. Celles pour qui c’est le premier trip à Hawaï sont intimidées par les vagues. Pour moi, c’est un plaisir d’aller les voir et de leur proposer de faire un entrainement de rock running par exemple (le rock running consiste à travailler son apnée en portant de gros cailloux sous l’eau, ndlr).
J’ai envie de leur dire que je suis comme elles, que, quand je suis arrivée ici, j’avais peur, mais que c’est possible, qu’on peut y arriver. Depuis quelques années j’ai commencé à donner des cours de fitness et mon rêve serait de pouvoir organiser des windsurf camps pour les femmes qui veulent réussir à être un peu plus à l’aise dans les vagues. J’aimerais transmettre toutes ces leçons que j’ai apprises par hasard pour aider celles qui ont besoin d’un petit coup de pouce à trouver cette confiance qui est déjà en elles.
Ton implication pour les femmes déborde du seul cadre professionnel. Tu es également impliquée dans un projet qui s’appelle « Woman in water ». Peux-tu nous expliquer en quoi cela consiste ?
C’est un projet qui me tient énormément à cœur. La performance sportive, c’est parfois un peu égoïste : il faut te concentrer sur toi, ton corps, ton mental. Moi, j’ai besoin d’échanger, de partager.
En 2018, à l’occasion d’une compétition au Pérou, j’ai fait la connaissance de Beyond the Surface International, une association à but non lucratif implantée depuis des années à Lobitos. Au Pérou, surtout dans les petits villages, la vision de la femme est assez machiste. Les jeunes filles restent à l’intérieur des maisons, s’occupent des petits frères et sœurs pendant que les garçons jouent dehors. Même quand il y a des initiatives gratuites de cours de surf par exemple, ce sont les garçons qui en bénéficient.
Nous, nous avons décidé de faire du porte-à-porte pour gagner la confiance des familles et permettre à ces jeunes filles de surfer. Nous avons également utilisé la photographie pour qu’elles puissent s’exprimer, nous ne voulions pas arriver avec notre vision de filles occidentales. Nous en avons également profité pour amener des philtres à eau car, au Pérou, l’eau du robinet n’est pas potable. La première année, nous en avons amené dix, la deuxième vingt-cinq et cette année, nous avons réussi à lever assez de fonds pour construire une machine de désalinisation.
La suite, tu l’envisages comment ?
Je ne suis plus à un stade où je rêve de gagner des compétitions, mais j’ai toujours envie de repousser les limites du possible en ce qui concerne les grosses vagues et freesailing. Plus je vais loin, plus je réalise mon rêve. Plus je vais loin, plus je peux montrer qu’il y a moyen de réaliser ce qui paraît impossible et faciliter ainsi le chemin pour d’autres.
Mon prochain chapitre sera d’être dans la transmission et le partage de ce que j’ai appris. Moi, je n’en reviens pas de vivre cette vie-là !
Il y a dix ans, j’étais dans un bureau, devant un ordinateur, à programmer du code toute la journée en me disant que, peut-être, j’aurais assez de temps pour faire de la planche !
Je suis reconnaissante d’avoir cette nouvelle vie. Et je sais désormais qu’il ne faut pas hésiter à suivre ses rêves.