Orlane Messey « Au roller derby, la violence est féminine, elle est recherchée. »
Elle a consacré sa thèse au roller derby. Orlane Messey, docteure en STAPS à l’Université de Franche-Comté, revient sur les débuts de cette discipline mixte devenue, au fil des ans, une pratique féministe. Avant de rentrer – un peu – dans le rang en intégrant le giron fédéral.
Par Sophie Danger
Publié le 03 octobre 2024 à 11h42
Le roller derby est une discipline importée des États-Unis qui a commencé à essaimer en France vers 2009. À l’origine de ce mouvement émergent, tu évoques la sortie d’un film de et avec Drew Barrymore : « Bliss ». Est-ce qu’il est déjà arrivé qu’une pratique sportive se répande en dehors de toute volonté politique fédérale ?
Oui, avec ma directrice de thèse, Audrey TuaillonDemésy, nous avions mis en perspective le rôle de « Bliss » dans l’implantation du roller derby avec le quidditch, un sport de balle que l’on retrouve dans la saga « Harry Potter ». Cette discipline est le fruit de l’imagination de JK Rowling mais, par la suite, il y a des étudiants et des étudiantes qui ont souhaité l’adapter à la vie réelle. Dans la même veine, on peut également citer le jugger qui est un sport inspiré du film « Le Sang des héros ».
Cela signifie que certains sports ont profité de la fiction pour s’imposer dans la vie réelle ?
Oui,à ceci près que le quidditch,si l’on s’attarde sur cet exemple, n’existait qu’à travers la fiction. « Bliss »n’a fait que récupérer le roller derby, une pratique qui, dans sa version moderne, existait déjà depuis 2001 aux États-Unis. Le film a impulsé une dynamique qui a permis au roller derby de naître véritablement, Ilacontribué à l’insérer dans les circuits mainstream et à la diffuser à grande échelle.
Qu’est-ce qui a tant séduit dans ce film pour faire naître des vocations éparses qui vont ensuite se réunir ?
Même si, aujourd’hui, les filles disent que « Bliss » est cliché, romancé, il propose un vrai récit de glisse et reprend assez bien l’essence alternative des débuts, le côté transgressif.Ça, ça a pu faire écho chez lespionnières :il y a un sentiment d’identification qui s’est joué à ce niveau-là.
Il y a aussi le fait que ce film propose une autre vision de la féminité sportive et je pense que ça, vraiment, ça a joué. Et puis pour certaines d’entre elles, l’objet patin à roulettes ajoué aussi, ça leur rappelait quand elles étaient gamines et elles ont eu envie de ressortir leur paire des années 90 pour s’y mettre, sans compter que le spectacle donné par le roller derby est rigolo, il y a des paillettes…
Le mouvementqui naît dans le sillage de ce film « Bliss » semble spontané, non concerté…
Il n’y a en effet pas eu de concertation, ça a commencé à Bordeaux et ça a germé ensuite aux quatre coins de la France. Le club de Bordeaux s’est créé sous l’impulsion d’une joueuse américaine quelques mois avant la sortie du film, mais ce dernier a permis qu’il y ait d’autres tentatives de création d‘équipes.
Comment ça s’est diffusé ?
Le roller derby a bénéficié du soutien de joueuses américaines présentes à Paris ou à Bordeaux qui ont fait office de passeuses. Pour le reste, les joueuses ont regardé sur internet, elles ont vu qu’il y avait une équipe qui se créait à Toulouse, une autre à Lille et elles se sont dit : « Pourquoi on ne le ferait pas nous aussi ? ». Il y a ce côté Do It Yourselfqui est vraiment inhérent à la création de l’activité à ses débuts.
Ce mouvement, récemment initié par les femmes, était à l’origine une pratique mixte. Comment se sont-elles approprié la discipline ?
Ce sport naît dans la mouvance de la Grande Dépression dans les années 30.C‘est une période de crise sociale et économique au cours de laquelle le divertissement de masses’implante également.À cette époque, il y a des promoteurs qui organisent des concours de danse mixtes mais pour que le public continue à venir, il faut faire preuve d’imagination. Leo A. Seltzer va s’emparer du patin à roulettes, discipline qui devient de plus en plus populaire,afin de redonner du peps et à tout ça et, dans le même temps, il se dit que mettre en scène uniquement des femmes peut séduire un public masculin.
Aux débuts de la pratique, il n’y a pas de volonté émancipatrice dans la pratique alors…
Personnellement, jene suis pas d’accord avec certaines études qui disent qu’au début, le roller derby était un mouvement d’émancipation.Initialement, ce n‘est pas ça mais ça l’est devenu parce que le roller derby est devenu une pratique, un spectacle à part, avec des fans, des gens qui se sont attachés aux personnages qui l’incarnaient.
Dès les années 50, on voit apparaître des vedettes du roller derby à savoir, des personnes extravagantes, qui intéressent le public. À partir de ce moment-là, il y a eu un mouvement d’émancipation, d’affirmation. Il y a quelque chose qui s’est joué à travers l’évolution du roller derby et ce, quelle que soit sa forme – spectacle, sportif, show télévisé –.
Comment en vient-on à une pratique disons féministe ?
En 2001, au Texas, un musicien, Dan Policarpo,décide de redonner vie au roller derby et d’en faire un spectacle sexy, avec une mise en scène sexualisée du corps féminin très appuyé,en embauchant exclusivement des nanas qui vont venir faire le show sur des pistes. Son ambition est de recréer un show fantaisiste, un peu grunge, un peu rockabilly et pour cela, il créé une entreprise de spectacle appelée les Bad Girl Good WomanProduction.
Finalement, Policarpo va disparaître du paysage – certains disent qu’il est parti avec les caisses, d’autres qu’il s’est fâché avec les filles – et les filles vont prendre en main la gestion de l’activité. En 2002 ou 2003, le groupe va se scinder en deux et une partie du collectif va recréer une équipe en essayant de s‘organiser de manière horizontale avec une prise de décision plus démocratique. Ces dernières souhaitentégalementrompre avec le côté spectacle de la pratiquequi est perçu, par certaines, comme dégradant.
En France en revanche, la pratique du roller derby a d’emblée été féminine. Est-ce que cela est dû uniquement à « Bliss » ou au fait que l’héritage reçu est celui d’une pratique pour les femmes et par les femmes ?
En France,on ne se pose même pas la question,le roller derby est une pratique féminine dans le sens oùle jeu est féminin. Malgré cela, les hommes sont quand même présents, les conjoints par exemple,et ils vont endosser des rôles d’arbitrage, de coaching, de speaker. À travers la diffusion de ce sport par les femmes, pour les femmes, on voit la reproduction d’un modèle genré avec les hommes qui occupent des places de pouvoir.
Tu évoques le fait que le roller derby soit une pratique « badasse » pour expliquer son pouvoir de séduction auprès du public féminin, à savoir une pratique avec une mise en scène de la féminité non plus imaginée par les hommes mais par les principales intéressées.
Cette image « badasse » vient des équipes américaines qui jouaient beaucoup des codes et avaient envie de faire ce qu’elles voulaient. Le roller derby a également été imprégné de mouvements de contreculture, de jeunes femmes qui défendaient, par leur style vestimentaire, un positionnement politique.
Le roller derby se positionne d’emblée comme une pratique à part…
À ses débuts, le roller derby a cette liberté, cellede ne pas respecter les normes des institutions traditionnelles sportives etde proposer d’autres manières d’être. Iloffre un espace où on teste, on teste ses limites. Les filles se réapproprient les stigmates faits aux femmes à travers la vêture, à travers les logos, à travers le nom de leurs équipes.Elles vont, par exemple, s’approprier le terme de « salope »,celui de « chatte », et elles vont les brandir, en faire des éléments d’identité. Il y a un côté très drôle et très transgressif dans les débuts du roller derby.
Tout cet imaginaire–là, cette manière de se mettre en scène, va disparaître pour gagner en sérieux. Autour de 2014–2015, il va y avoir une volonté d’effacer cette représentation de l’activité, représentationde plus en plus controversée à l’intérieur même du mouvement.Les filles vont alors laisser tomber les bas résilles pour adopter le costume sportif et gagner en sérieux.
Un autre point différenciant avec des pratiques sportives majoritairement féminines, c’est la rudesse du roller derby. C’est une discipline dans laquelle il y a contact, parfois appuyé,et qui valorise une image de la femme totalement différente de celle véhiculée par d’autres pratiques féminines comme la GRS ou la natation synchronisée. Est-ce que le roller derby est, en ce sens, une fois de plus une exception ?
Il est vrai que, dans le roller derby, il ne faut pas avoir peur de se faire rentrer dedans, on a le droit de casser des côtes, c’est autorisé et ça participe au fait de repousser ses limites. Tous les atours du corps féminin sont mis au service du jeu, au service de l’équipe et le côté « il ne faut avoir peur de rien » participe effectivement de la transformation d’une féminité traditionnelle.
Dans l’histoire de la pratique sportive féminine, le contact a toujours été source de conflit. Le roller derby incite au contact mais se différencie d’autres pratiques comme le rugby ou la boxe dans le sens où il n’est pas le pendant féminin d’un sport masculin établi de longue date. Est-ce que cela peut légitimer les affrontements ?
Au roller derby,la violence est féminine, elle est recherchée. C’est aussi ce qui a plu aux filles : le roller derby n‘est pas une sous-catégorie masculine, le féminin est présent et permet une renégociation des normes de genre.
Tu évoquais le tournant institutionnel du roller derby en 2014. On passe alors d’une pratique « anarchique » à une pratique qui se structure en adoptant les codes sportifs traditionnels,à savoir masculins.
Le roller derby est arrivé en France sous la forme d’un sport c’est-à-dire que c‘était déjà structuré, il y avait déjà un règlement et une fédération aux États-Unis. Cemouvement de cadrage, les Françaises vont le découvrir plus tard, lorsqu’elles vont passer d’une pratique « désorganisée » à une pratique qui se sportivise et adopte les codes de l’institution.
Dans la pratique désorganisée du roller derby, il y avait une dimension anarchiste, l’idée était de se couper du modèle institutionnel et d’essayer d’inventer une nouvelle manière d’être ensemble, d’autres formes d’organisation que celles portées par le modèle sportif standardisé. Par la suite,elles vont faire l’expérience sportivo–sportive de l’activité et se dire que ce n‘est pas qu’un spectacle, ce n‘est pas que quelque chose de fun.
Même si, avec leurs accoutrements,les filles se moquent des normes, pour pouvoir bénéficier d’infrastructures, il leur faut un minimum de reconnaissance ou d’alliance avec les institutions sinon le projet rollerderby ne pourra pas fonctionner. Cela signifie qu’il faut déjà se plier un peu aux règles imposées par l’Organisation Municipale des Sports car en France, le sport est une affaire d’état.
Cette volonté de reconnaissance va d’abord se vivre au niveau local puis au niveau national avec l’ambition, cette fois,de pouvoir bénéficier d’une couverture médiatique. À mesure que l’activité va se sportiviser, les filles vont abandonner toutes leurs mises en scène pour concentrer l’attention sur le sport de compétition et à partir de là, elles vont se passionner davantage sur le jeu en lui-même que sur l’univers du roller derby. En évoluant, en mettant le roller derby sur le devant de la scène, il y a en même temps la volonté d’accompagner le mouvement de promotion du sport féminin.
Aux US, il y a un très fort engouement autour du catch par exemple, le roller derby se sert un peu des mêmes ingrédients à savoir : une pratique à la fois sportive et spectacle. Est-ce que ce mélange des genres est possible en France ou est-ce qu’il faut trancher : soit on reste une pratique marginale avec ses propres codes, soit on se plie au fonctionnement traditionnel des instances sportives pour pouvoir prétendre s’étendre et fédérer plus de monde ?
Les dispositifs spectaculaires du sport traditionnel et du sport spectacle ne reposent pas sur les mêmes mécanismes sociologiques et d’identification. Les gens viennent voir du catch pour les facéties tandis qu’ils vont voir du sport pour l’identification au champion.Pour autant, dès ses débuts, le roller derby a trouvé son public tant et si bien d’ailleurs que certaines filles m’expliquaient qu’à partir du moment où la discipline a pris un virage sportif, elles ont constaté le départ de ce public. Aujourd’hui, le roller derby sportif, qui est une pratique hyper récente,n’a toujours pas trouvé son public et je ne sais pas s’il va réussir à le trouver.
Le point culminant de ce virage sportif est l’entrée du roller derby dans le giron fédéral en 2014.
Çadate de 2014, mais les discussions ont commencé avant. Entre 2009 et 2014, le mouvement était scindé en deux : une partie du milieu revendiquait son indépendance des instances fédérales quand l’autre pensait que la Fédération pouvait les aider et leur permettrede gagner en visibilité. En 2014, elles rejoignent la Fédé et, à l’intérieur de cette Fédé va être créée une commission, commission gérée par des membres élus – en général des joueuses, des joueurs, des arbitres – qui vont prendre en charge l’activité.
Malgré tout, le derby roller a réussi à garder sa dimension politique. Comment est-il parvenu à résister à la mécanique fédérale pour conserver son identité et ne pas se fondre dans le moule ?
À mesure que les équipes rentrent dans les rankings internationaux, à mesure que des enjeux de classement s’imposent, la pratique se politise à plusieurs niveaux et c’est là où on peut parler d’une sportivisation inachevée car les joueuses ne vont pas forcément complètement adopter le modèle sportif dominant.Elles vont essayer d’en bénéficier pour pouvoir être légitimées, valorisées et gagner en reconnaissance mais elles ne vont pas s’arrêter là.Toute la dimension féministe des débuts va se transformer en la volonté de préserver la dimension inclusive du roller derby.
Progressivement, les filles vont vouloir de plus en plus coacher,bencher, c’est-à-dire donner les stratégies, arbitrer, on va voir des femmes présidentes d’équipes, des femmes occuper des postes importants à la Fédération…Il va y avoir une volonté de décloisonner les postes masculins. Toutes les équipes ne se revendiquent néanmoins pas féministes. Il y a un mouvement général avec des règles partagées par toutes commele refus du racisme ou de la grossophobie qui donne au roller derby sa coloration politique très marquée à gauche, très progressiste et puis, ensuite, au sein même des collectifs, il y a un positionnement qui leur est propre et qui montre des gradients dans la politisation.
Toi qui as étudié et pratiqué le roller derby, comment perçois-tu le futur de la discipline ?
Le travail du sociologue n’est pas de prédire l’avenir et je ne fais plus de derby, mais je vais essayer de répondre quand même. J‘aurais envie de dire naïvement que le tournant sportif est activé, le Championnat de France est instauré, mais il y a choses, comme le système d’amendes, qui sont décriées dans l’organisation sportive proposée par le système fédéral.
Donc, le roller-derby peut nous proposer quelque chose de nouveau, dans le sens il n’accepte pas facilement ce qu’impose le modèle sportif fédéral.
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