La semaine passée, tu as joué ton dernier match international à la maison face au Pays de Galles. Ce samedi, ce sera ton dernier match en bleu en Angleterre, ultime rencontre des VI Nations 2023. Comment te sens-tu à quelques jours de l’échéance ?
Il y a plein de choses dans ma tête, d’autant plus que le week-end dernier a été exceptionnel. J’avais envie d’appuyer sur « off » pour que le moment dure, qu’il ne s’arrête jamais.
C’était un gros week-end d’émotion avant et après le match. Pendant, je n’ai pas du tout pensé à ça parce que j’avais vraiment envie de rester focalisée sur la performance et individuelle et collective. Cette semaine, c’est la même chose.
Certaines filles me disent : « Tu te rends compte, c’est ton dernier match ?! » Mais je n’ai pas envie de me mettre ça en tête et de me laisser polluer. J’ai envie de me laisser porter et de profiter de chaque moment. Je ne veux pas me dire que c’est le dernier car c’est risquer de se mettre dans une situation, non de stress, mais pas naturelle en fait. Je me laisse aller, je me laisse vivre au quotidien et je prends tout ce qu’il y a à prendre.
Tu vas faire tes adieux internationaux à Twickenham. Pas mal comme choix de terrain pour cette dernière parade en bleu !
C’est vrai que c’est pas mal ! Ça l’est d’ailleurs d’autant plus que j’ai de beaux souvenirs dans ce stade : on y a gagné deux fois les Anglaises si je me souviens bien. Twickenham est un stade mythique, on va jouer contre les Anglaises devant 50 000 personnes, je pense qu’on ne pouvait pas faire mieux !
Cette décision de mettre un terme à ta carrière internationale a été assez soudaine pour ton entourage, tes coéquipières, le public. Toi, en revanche, tu l’as mûrie pendant quelques mois. Indépendamment de la question de ton travail à la ferme puisque tu es agricultrice, arrêter le rugby t’était déjà venu en tête ?
Ce n’était pas dans un coin de ma tête mais je savais néanmoins qu’il y en avait plus derrière que devant. Mon objectif, c’était la Coupe du monde, j’étais focalisée dessus, je n’avais pas envie de me poser la question de la suite. Ce n’est qu’après que la réflexion s’est déclenchée.
Cela faisait six mois que j’étais absente de la ferme et ces six mois sans moi ont été très pesants. On a eu une discussion avec mon père et j’ai pris le temps de mûrir mon choix même s’il est peut-être, pour autant, un peu précipité.
Tu n’avais pas envie de repartir dans un cycle qui t’aurait amenée jusqu’à la prochaine Coupe du monde ?
Après la Coupe du monde, je ne me voyais pas faire 2025. Pour moi, c’était trop long. Je savais très bien ce qui m’attendait sur ce double projet rugby et ferme, je savais très bien que je ne pouvais pas allier les deux.
Ceci étant, après la Coupe du monde, je ne pensais pas vraiment arrêter sur le VI Nations. J’ai pris cette décision après en avoir discuté avec mon père.
Il était impossible, pour toi, de trouver un compromis qui te permettait de satisfaire et les exigences du travail à la ferme et celles de ta carrière de sportive de haut niveau ?
Je n’aime pas ce terme « impossible » car j’aime relever les défis et j’ai envie de rendre possible tout ce qui est impossible, mais il n’y avait effectivement pas de solution envisageable.
Pour continuer, il aurait fallu trouver un salarié pour me remplacer durant mes absences mais nous n’en avons pas trouvé. Pendant les six mois où je n’ai pas été là, nous avons eu une apprentie, mais ce n’est pas pareil au quotidien. La ferme commence à devenir quelque chose de très prenant et je voyais bien que je ne pouvais plus allier les deux.
Avant, mon père me suppléait quand je faisais des séances de physique et de muscu mais, là, ça devient de plus en plus compliqué. Je savais qu’il allait falloir prendre cette décision un jour, c’est arrivé là.
Mais avec le recul, je pense que, naturellement, après la Coupe du monde, j’avais déjà un peu basculé dans autre chose, je me projetais déjà sur la ferme avec l’envie de m’y investir.
Quand on a deux passions comme toi, il reste difficile d’en laisser une de côté…
Ce n’est pas facile. Je suis passionnée et je me donne à 100 % à la ferme et au rugby. Pour ce qui est du rugby, physiquement j’étais bien, sportivement, j’étais bien et ça donne envie de continuer. Je sens que j’en ai sous la pédale et que j’ai encore faim, mais il faut aussi être réaliste. Je n’ai pas envie de ne penser qu’à moi-même.
Ce qui m’a un peu aidée, c’est de prendre du recul et de me rendre compte de la dureté de toutes ces années en équipe de France. Ça fait douze ans que je joue en bleu, j’ai un palmarès que tout le monde, je pense, aimerait avoir et ça aussi, ça aide pour basculer sur autre chose. Alors oui, certes, j’aurais voulu être championne du monde mais, même si ce n’est pas irréalisable, c’est un objectif qui est compliqué à atteindre malgré tout.
Pour le reste, Grands Chelems…, je l’ai fait. Tout ce qu’il me restait à faire en équipe de France, c’est de passer de bons moments avec le groupe et je me suis dit que ce n’était pas ça que je recherchais dans le sport. Moi, ce que je recherche, c’est de me donner à 100 %, d’avoir des résultats, des titres.
Je savais aussi qu’à côté des entraînements au club, il aurait été très compliqué pour moi de faire des séances en plus. Cela aurait signifié que la majorité des filles aurait fait sa séance supplémentaire, la majorité sauf une, moi, et j’aurais eu du mal avec ça. Ça n’aurait été ni réaliste ni honnête envers les autres joueuses, envers le staff.
C’est pour cela que tu évoquais la sensation, après coup, d’avoir peut-être fait le tour. Finalement, à part la Coupe du monde, et tu ne te voyais pas pousser jusqu’en 2025, tout le reste, tu l’as déjà vécu donc il n’y a plus beaucoup d’objectifs sportifs.
Oui, complètement. Je me suis demandé ce qui allait m’animer dans les années futures avec le XV : faire un tournoi pour faire un tournoi de plus ? Participer à un rassemblement pour être avec mes amies ? Qu’est-ce que je vais pouvoir apporter au groupe ? Qu’est-ce que moi, personnellement, ça va m’apporter ?
J’ai encore faim et, ça, ça peut inciter à se voiler la face, à se dire « Allez, tu peux continuer », mais jouer en équipe de France, ce n’est pas juste enfiler le maillot, mettre ses crampons et faire deux entraînements quotidiens. Certains m’ont dit qu’il y avait des records à aller chercher en termes de sélections. Aujourd’hui, j’en ai 77, le record c’est 92 ou 93, est-ce que c’est ça finalement qui m’intéresse ? Est-ce que c’est porter le maillot, se contenter d’être sur le terrain, s’amuser, passer un bon moment avec les copines pour avoir une sélection de plus et aller chercher le record ?
Pour moi, ça n’a pas de sens et j’aurais été dans un état d’esprit négatif : je n’aurais pas eu d’objectifs pour le futur or je sais tous les efforts qu’il y a à fournir. Faire les choses pour faire ne me convient pas du tout. J’ai fait onze tournois des VI Nations. Même si chaque match est différent, que l’aventure est différente à chaque rassemblement, on affronte toujours les mêmes équipes. J’aurais fini par faire les choses pour les faire et je sais que ça ne m’aurait pas satisfaite.
Là, je suis à 100 % de mes moyens, je ne suis pas blessée, je m’amuse sur le terrain avec mes copines. Je souhaite aux anciennes d’avoir une sortie comme celle que j’ai eu ce week-end : en douze ans, je n’ai jamais vu une sortie comme celle-là ! C’est du pur bonheur, des souvenirs qui vont rester à jamais gravés dans ma vie.
Qu’est-ce qui a été le plus marquant lors de cette dernière en France ?
J’ai remis les maillots aux filles, à des amies donc. Je leur ai fait passer un message à propos de l’empreinte que je leur laissais et c’était très fort.
Et puis, je pensais que j’allais me remettre mon maillot à moi-même et en fait, pas du tout, c’est mon papa qui est venu pour me le remettre. Le souvenir qui va me rester, c’est celui-là : quand mon papa franchit cette porte et que je le vois, maillot dans la main. C’est une image qui va me rester. C’était une telle surprise !
Après il y a eu le match, ça a été dingue, on s’est bien amusées et, après, je ne m’attendais pas à avoir une telle ovation du public et des filles. C’est inoubliable.
Tu n’es pas la seule à quitter les rangs bleus, il y a eu Laure Sansus, Marjorie Mayans, Céline Ferer, Safi N’Diaye… un peu avant toi. Tu leur as parlé avant de te lancer à ton tour ?
Elles ont pris leur retraite après la Coupe du monde. Elles nous l’avaient annoncé avant, ce qui fait qu’on a eu du temps pour profiter d’elles, de leur leadership, de ce qu’elles sont.
Moi, je l’ai annoncé tardivement parce que je ne le savais pas encore vraiment. Les filles ont été surprises, elles m’ont demandé si je leur faisais une blague. Même la semaine dernière, elles m’ont dit : « Mais non, Jessy, tu ne peux pas arrêter, regarde les matches que tu fais ! ». Je suis contente qu’elles aient dit ça, ça renvoie une image positive, ça veut dire que je peux encore leur apporter et qu’elles non plus n’ont pas envie que ça s’arrête.
Je leur ai dit que, malheureusement, ce n’était pas une blague, que ce que l’on vivait était beau et qu’il fallait que l’on profite de tout.
Tu n’as pas pris en compte les conséquences sportives de ton départ sur le XV quand tu as pris ta décision ?
Je n’ai pas été tiraillée par ces considérations tout simplement parce que je n’ai pas du tout parlé aux filles de ma décision d’arrêter. Elles connaissent mon environnement, mais elles ne le vivent pas au quotidien avec ce manque de main d’œuvre à la ferme.
Mon père va avoir 67 ans, mon frère n’arrive plus à tout gérer. Je n’ai pas été tiraillée, j’ai plutôt eu des conversations bienveillantes sur le sujet. À aucun moment on ne m’a dit : « Reste dans le groupe, on a encore besoin de toi ».
Je pense que les filles ont compris que c’était ma décision et qu’elles ont été bienveillantes. Avant, elles ne savaient pas que je voulais mettre un terme à ma carrière internationale, je voulais leur faire la surprise !
Tu as vécu de grandes choses avec l’équipe de France. Tu as deux VI Nations assortis de deux Grands Chelems à ton actif avec le XV, trois troisièmes places en Coupe du monde, tu participes aux JO de Rio avec le 7, tu as beaucoup voyagé et tout ça en l’espace de douze ans seulement. Ça été vite, ça été fort. Qu’est-ce que tu garderas de ton parcours sur le plan sportif ?
Quand tu en parles, je me dis que c’est dingue en fait ! J’ai l’impression que l’on parle d’une autre personne. C’est dingue ce parcours, je n’aurais jamais pensé un jour faire tout ça.
J’ai envie de dire merci parce que je pense que sans certains voyages, je n’aurais pas été la femme que je suis aujourd’hui. Certains ont été marquants dans mon passage en équipe de France. Ce qui était beau avec le 7, c’est que l’on voyageait, on faisait des stages, des compétitions à l’étranger et on profitait de la culture de chaque pays. Ça, ça m’a fait grandir, ça m’a fait prendre conscience de certaines choses et je pense que, si j’en suis là aujourd’hui, c’est que le 7 m’a beaucoup apporté sur le plan sportif et humain.
Moi, j’avais des difficultés avec la vie de groupe, mes débuts avec Romagnat ont été assez compliqués au regard de ça. Composer avec tout le monde était difficile pour moi et l’équipe de France m’a permis de prendre conscience que je n’étais pas toute seule sur le terrain, qu’il fallait composer avec tout le monde même si on n’est pas toutes fabriquées pareil et qu’on ne pense pas toutes la même chose.
Si tu ne devais retenir qu’un moment de ta carrière, ce serait lequel ? Les adieux grenoblois ou un autre ?
Grenoble, c’est tout récent, il y a beaucoup d’images qui me reviennent. Je repense aussi à 2011, mon premier tournoi, mon premier match à la maison avec toutes les filles de Romagnat et toute ma famille pratiquement.
Malheureusement, les souvenirs d’il y a dix ans commencent un peu à s’effacer. J’en ai beaucoup en tête, mais si je dois en choisir un tout de suite, ce sera Grenoble parce que c’est tout frais et que c’était vraiment exceptionnel.
Tu arrêtes l’équipe de France mais pas le rugby puisque tu continues en club avec l’ASM Romagnat. Tu vas disputer des saisons pleines ou jouer par intermittence quand tu auras le temps ?
Je vais continuer avec le club. Je finis cette saison, je fais également la prochaine. J’ai envie de profiter, de renouer avec le rugby détente si je puis dire, sans la pression que j’ai eue ces douze dernières années.
Je veux juste prendre du plaisir, m’amuser avec les copines sur le terrain, leur apporter tout le bagage que j’ai pu engranger en équipe de France, le partager avec elles car elles n’ont pas la chance d’avoir vécu tout ça. Ça va être du rugby cool.
Samedi, tu vas rendre les clefs de la maison bleue. Tu vas leur dire quoi aux filles ? « Prenez-en bien soin » ?
Je n’y pense pas encore. Il y a un match important ce samedi, je ne sais pas comment ça va se goupiller derrière. J’essaierai de faire passer un message le plus posé et le plus judicieux possible. Mais je ne sais pas encore lequel…
Ouverture ©France Rugby
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