« Ma sœur Éva et moi avons grandi dans le sport. Nos parents se sont rencontrés en sport études à Dijon. Ma mère pratiquait le tennis en pôle au CREPS avant de travailler dans une ligue de tennis. Mon père, lui, c’était le handball, en pro, puis il est devenu prof de sport. On bougeait beaucoup en famille : du ski l’hiver, des stages de tennis pendant les vacances. Et, le reste du temps, on prenait des licences sportives dans des clubs. On a commencé par le judo. Ensuite, j’ai fait du hand, du tennis, du football. Eva, du cirque. Et puis, toutes les deux, on a découvert l’athlétisme au collège et au lycée, jusqu’à participer aux championnats de France d’athlé. Éva est ma petite sœur, mais nous n’avons que vingt mois d’écart et comme elle a sauté une classe, on a été ensemble de la 5e à la terminale. On nous prenait souvent pour des jumelles, d’ailleurs !
On a connu le beach Ultimate par l’intermédiaire de notre prof de sport en 5e. Comme il est aussi président du club dijonnais d’Ultimate Frisbee et Disc Golf Discjonctés, il dénichait tous ceux qui avaient un bon potentiel sportif. Au bout d’un an environ, on faisait déjà des compétitions départementales et régionales ainsi que des compétitions UNSS. Avec Éva, on est toutes les deux assez physiques, on a donc rapidement adhéré à l’Ultimate qui mêle courses en intermittence – sprint, arrêt, nouveau sprint – et efforts répétés. C’est un sport qui demande de la force et de la précision, mais il est aussi stratégique, basé sur une réflexion collective.
En trois mots, on peut rappeler ce qu’est l’Ultimate : c’est un sport d’équipe, sans contact, un sport de position qui se joue sur trois surfaces possibles : en sable et en salle – appelé l’indoor, ça se joue en 5 contre 5. Et sur herbe, en 7 contre 7. C’est là où le niveau est le plus compétitif. C’est un sport avec trois catégories : une catégorie open, où tout le monde peut jouer, une catégorie mixte et une catégorie féminine. Les joueurs n’ont pas le droit de se déplacer ni de courir avec le frisbee une fois qu’il a été attrapé. Le but est de se faire des passes jusqu’à ce qu’une personne attrape le frisbee dans la zone d’en-but ou endzone de l’équipe adverse. Il y en a deux de chaque côté du terrain. C’est un sport qui est auto-arbitré, c’est-à-dire que nous, les joueurs, sommes nous-mêmes responsables du bon déroulement du jeu.
L’auto-arbitrage me plaît particulièrement : lorsqu’un joueur appelle une faute, son adversaire a le choix, soit il est d’accord et la faute est acceptée, soit il n’est pas d’accord et il “contest” et le Frisbee revient au joueur qui a effectué la passe précédente. S’il y a un désaccord entre deux joueurs, celui que l’on appelle le « capitaine spirit » peut intervenir en faisant un rappel des règles du jeu. D’ailleurs, à chaque fin de match, on note l’équipe adverse sur « l’esprit du jeu ». La note se fait sur 5 items tels que la connaissance et l’application des règles.
Pour en revenir à mon parcours dans ce sport, ça s’est fait en deux temps : j’ai fait ma toute première sélection en équipe de France en 2015, j’ai été remplaçante en équipe de France U17 féminine, avant de ralentir l’Ultimate pendant deux ans. En 2018, j’ai réintégré l’équipe de France (U20 féminine ), j’ai fait les championnats du monde junior au Canada. Cette même année, ma sœur Éva, qui était en U17, a été surclassée, elle est donc passée dans mon équipe, en U20. Et elle a fait les championnats du monde junior avec moi. Notre équipe était jeune, il y avait beaucoup de première année, donc c’était plutôt une équipe de construction de groupe. On a fait neuvième sur treize au classement cette année-là. C’était notre première expérience internationale.
L’année d’après, en 2019, on a fait championnes d’Europe ! On jouait avec le même groupe de filles depuis deux saisons, on était du même âge, on avait une bonne stratégie de jeu : bref, on a vraiment fait un bon championnat. La même année, c’était aussi les championnats du monde scolaire pour lesquels nous avons été sélectionnées en équipe de France mixte lycée. Là aussi, on a terminé champions. C’était marrant, on a même signé des autographes !
À ce moment-là, Eva et moi, on est en terminale. Donc, tout ça marquait une sorte d’aboutissement. On est encore en sport-études athlétisme à cette époque, mais on est beaucoup plus focus Ultimate. Comme c’est un sport beaucoup plus courant sur le continent nord-américain, notamment les États-Unis, on s’est dit que c’était l’occasion de partir là-bas. On faisait d’une pierre deux coups car ça nous permettrait de revenir bilingues et on voulait jouer au niveau semi-professionnel.
Quand on débarque aux États-Unis, à San Diego, en Californie, Éva a 17 ans et moi, 18. On est prises toutes les deux dans une équipe semi-professionnelle qui a deux ans d’existence. Éva étant encore mineure, elle n’obtient pas de contrat de joueuse semi-pro, mais elle est prise en tant que practice player : elle peut donc faire tous les entraînements, mais pas les matchs. Malheureusement, tous nos plans dégringolent quand, en mars 2020, on apprend l’existence de la Covid… Au début, on est restées en se disant que ça allait passer. Et au final, on a vu que ça empirait. On s’est dit que si on tombait malade là-bas, ça allait être compliqué. On a alors décidé de rentrer. À la rentrée 2021, on reprend les études : je rentre en STAPS à Dijon et Éva, à l’INSA, une école d’ingénieur à Blois. On ne s’entraînait plus au même endroit (aujourd’hui, on est de nouveau ensemble dans le club de Blois, les Freez’Go).
De toutes façons, durant cette période, toutes les compétitions sont annulées : championnat d’Europe U20, Jeux mondiaux, Jeux Olympiques… Il ne se passe rien jusqu’en 2022 où, pour la première fois, la France est qualifiée pour les Jeux mondiaux, les World Games qui se déroulent alors dans l’Alabama, aux États-Unis. La sélection est difficile, seuls 14 athlètes de chaque pays peuvent y participer : 7 filles et 7 garçons. Avec Éva, à cette époque, on est plutôt performantes, on tente les sélections et on est prises parmi les 7 filles ! C’était un peu le rêve car c’était notre première année en équipe de France senior. C’était quelque chose d’assez exceptionnel car on était en concurrence avec des filles beaucoup plus expérimentées que nous. On se retrouve donc à jouer en mixte, et avec des joueurs de 25-30 ans !
Comme c’était la première fois que la France participait aux Jeux mondiaux en Ultimate, c’était comme une reconnaissance. On s’est sentis vraiment considérés comme des sportifs de haut niveau, chouchoutés. Parmi les huit équipes qualifiées, nous n’étions pas les favoris car c’était notre première participation. Mais lors de notre premier match contre l’Australie, on perd seulement d’un point. C’est l’étonnement pour tout le monde. Contre la Colombie, on perd de 2-3 points. Contre le Japon, seulement d’un point à nouveau. On est finalement éliminés du tableau principal, on joue pour la cinquième place : pour cela, on rencontre le Canada, une grosse nation d’Ultimate qui a toujours battu la France jusque-là… Et on le gagne d’un point, exceptionnel ! On a terminé sixième du classement. C’est un souvenir mémorable, un moment fort. Les Jeux mondiaux, c’est l’antichambre des JO, les sports qui entrent aux Jeux Olympiques passent par les Jeux mondiaux…
Pour la saison 2023, on choisit de repartir en équipe de France mixte aux championnats d’Europe d’Ultimate. La meilleure place française jusque-là, en mixte, était deuxième. Et c’est un sacré truc car on bat l’Italie en finale et on est champions d’Europe en Ultimate, première fois pour la France ! Ça a été hyper fort de vivre ça avec ma sœur, devant notre famille et avec notre équipe qui était devenue comme une famille. En plus, moi, j’ai été interviewée à la fin du match. Beaucoup d’émotions !
Quelques mois plus tard, en novembre, je dispute les championnats du monde de Beach Ultimate à Los Angeles sans Éva cette fois-ci. J’étais de nouveau dans l’équipe mixte avec une équipe assez différente de celle qui venait de faire championne d’Europe. On ne partait pas du tout favoris. Et, truc assez dingue : on bat les Etats-Unis en demi-finale, ce qui fait beaucoup parler dans le milieu de l’Ultimate parce que les États-Unis ne perdent quasiment jamais. C’est clairement l’exploit de ma carrière ! Sachant qu’en plus, on bat l’Espagne en finale. C’est le championnat qui a été le plus suivi de tout ce que l’équipe de France d’Ultimate a fait jusqu’à maintenant. L’Ultimate ne squatte pas trop les chaînes télé ou les unes de presse normalement mais là, ça a été un carton !
En septembre 2024, il y a eu les championnats du monde d’ultimate, qui sont qualificatifs pour les Jeux mondiaux. C’était en Australie. On se retrouve avec Éva dans l’équipe de France mixte d’Ultimate avec une équipe assez similaire à celle qui fait championne d’Europe en 2023. On y allait clairement pour gagner. On était attendus à ce niveau-là après avoir fait championnes d’Europe sur herbe et championnes du monde de Beach Ultimate. On fait troisièmes.
Après avoir beaucoup hésité, en octobre 2024, je me fais opérer de l’épaule. Pendant un mois, je n’ai pas pu bouger le bras. J’ai dû faire une pause de trois mois. Quand je suis revenue aux sélections en février, j’étais pas à mon meilleur niveau, et je commençais à douter de moi. Mais je suis très compétitive, j’ai l’habitude de tout faire pour me surpasser, j’ai poursuivi l’entraînement sans rien lâcher. Car le sport, ça m’apporte énormément, ça me permet d’avoir un objectif, ça m’offre des émotions fortes. Je n’ai pas retrouvé cette sensation dans un autre domaine de vie, je pense que ça me construit en tant que personne et femme. Et en plus, c’est quelque chose que j’aime, tout simplement.
Mon rêve là, tout de suite, serait de gagner les World Games auxquels on participe jusqu’au 17 août en Chine. On ne part pas favoris. Il y a beaucoup de nations qui sont hyper fortes, hyper compétitives, mais on peut se concentrer sur la performance parce qu’on a une super équipe autour de nous : un préparateur physique, un préparateur mental, un médecin, un kiné, un analyste vidéo, un photographe. Après, c’est quand même à nous de payer nos déplacements, de gérer beaucoup de choses, surtout l’administratif et la logistique.
Rêver d’en faire mon métier, c’est donc impossible. Je ne pourrai pas vivre de l’Ultimate. Il y a bien des ligues professionnelles aux États-Unis, mais même là-bas, les meilleurs joueurs mondiaux ne vivent pas de ça. En France, il y a peu de pratiquants d’Ultimate, pas assez de licenciés, donc pas assez d’argent et peu de visibilité, ce qui n’attire pas vraiment les sponsors. D’où ma volonté de mettre en avant ce sport. C’est lui qui m’anime. »
Ouverture ©Baptiste Fumaroli