Tu es l’auteur de « La quête, dans les coulisses de la Chartreuse Terminorum », course de 300 km avec 25 000 m de dénivelé positif en Isère et dont la 8e édition s’est déroulée en juin sans vainqueur. Comment décrirais-tu ce rendez-vous ? Est-ce que l’on peut parler d’Ultra Ultra trail ?
Cette question, je me la suis beaucoup posée et j’ai évolué. Au début, on me disait que ce n’était pas du trail parce que les coureurs ne couraient pas, que c’était trop long, qu’il y a de la navigation et puis, en tant que chercheur, je me suis dit que les personnes qui participaient à ce rendez-vous étaient des traileurs, que les gens qui en parlaient travaillaient dans des magazines de trail, que les organisateurs organisaient des trail… Tout cela fait qu’on est très proche du trail mais aujourd’hui, pour y avoir participé, j’aurais plutôt tendance à mettre la Terminorum du côté du sport aventure parce que, malgré tout, on n’est pas sur un trail classique.
Le principe est calqué sur celui de la Barkley dont on dit qu’elle est la course la plus difficile au monde, tu en parlerais comme ça aussi ou est-ce que la Terminorum ne lui ressemble en rien ?
Il y a une filiation entre les deux courses qui est évidente mais, pour moi, la Terminorum c’est une traduction de la Barkley, ce n’est pas une réplique, c’est-à-dire qu’il y a forcément des petites différences, notamment sur la distance. Et puis l’esprit d’un rendez-vous comme celui de la Terminorum ou de la Barkley est lié pour beaucoup aux coureurs qui y prennent part, ce sont des communautés qui peuvent se ressembler mais qui vivent différemment d’une édition à une autre et donc d’une course à une autre. Je pense également qu’aujourd’hui la Barkley est en train d’évoluer, les concurrents n’ont plus le droit de se dévoiler avant que l’organisation ne le fasse par exemple alors que, sur la Terminorum, on est encore sur l’esprit de la Barkley d’origine, quelque chose où tout est encore assez libre concernant ces points-là.
Tu es chercheur, ethnographe, un scientifique de terrain en somme et tu as décidé d’aller à la rencontre de ces hommes et de ces femmes capables de relever ou du moins de s’engager dans un défi de cette ampleur. Qu’est-ce qui t’a poussé à t’intéresser à ce public si particulier ?
Comme le disait Lévi-Strauss, quand il y a un choc, qu’il soit esthétique, moral ou éthique, il y a forcément des interrogations et ça nécessite une enquête de terrain. C’est ce qui s’est passé pour moi avec la Terminorum. Quand la course est née, j’étais aux premières loges et je me suis dit demandé ce que c’était, ça ne correspondait pas du tout à ce que j’avais l’habitude de voir et ça a titillé ma curiosité. Mon objectif n’a jamais été de la courir, ou même de la finir à proprement parler, mais plutôt de comprendre celles et ceux qui la faisait. Comme un glaciologue a besoin d’aller sur le terrain et de faire des relevés, j’ai fait la même chose avec des êtres humains.
Est-ce que celles et ceux qui prennent le départ de ce type de rendez-vous peuvent être qualifiés de sportives et sportifs, ou est-ce que cette définition est trop réductrice ?
Pour moi, ce sont des sportifs même si le terme est vaste et que l’on ne se rend pas forcément bien compte des efforts que demande chaque discipline. Il reste que ce sont des sportifs parce qu’ils relèvent un défi qui est un défi physique. Pour réussir à tenir la distance sur le terrain de la Terminorum aussi longtemps, il faut être capable de faire des kilomètres, de courir et d’enchaîner du dénivelé, ce qui fait que les corps sont des corps d’athlètes entretenus. Il y a aussi un aspect de plus en plus important dans le sport que l’on retrouve avec la Terminorum, c’est celui de la préparation mentale. Comment entraîner l’esprit à endurer de la longue distance ? En cela, le mental que j’ai retrouvé chez certains participants, est un mental de sportif de haut niveau avec cette capacité qu’on leur connait de switcher, d’avoir un effet tunnel pour atteindre un objectif et de savoir prendre les bonnes décisions.
Max Douai au départ du tour 2, édition 2024…©Simon Lancelevé/
Contrairement aux rendez-vous sportifs traditionnels, la Chartreuse Terminorum n’est pas ouverte à tous, il y a tout un cérémonial qui passe notamment par une lettre de motivation. On a la sensation que tout est fait pour que ceux qui sont acceptés se sentent les élus, une petite poignée d’hommes et de femmes à part…
Le terme élu me gêne un peu parce que ça renvoie, pour moi, non à des élections démocratiques mais plus à des rois venus sur terre avec des pouvoirs divins et dont on disait qu’ils étaient les élus de Dieu. Pour moi, les participants de la Terminorum sont avant tout des personnes qui ont des valeurs communes et qui parviennent à se retrouver et à les partager autour de cet événement. Je m’aventure peut-être en disant cela, mais je pense qu’aujourd’hui, il est peut-être plus facile de participer à une Terminorum qu’à un Ultra Trail du Mont-Blanc. On peut se faire recaler bien sûr, ça m’est arrivé deux années de suite d’ailleurs, mais j’ai réussi à y prendre part alors que je ne suis pas du tout un élu : je viens des Hauts-de-France, je suis asthmatique et, à la base, je ne peux pas courir plus d’une heure !
Je vois la Terminorum comme un renversement de pas mal de codes du monde de l’endurance en général : ça coûte 3 euros pour participer, les critères de sélection ne sont pas forcément l’argent ni le CV du coureur et puis, il y a autre chose que la victoire qui importe comme le fait de rencontrer une histoire par exemple, de rencontrer ses limites.
Pour ceux qui ne connaissant pas, les participants de la Chartreuse Terminorum doivent parcourir une boucle de 60 km avec 5 000m de dénivelé en 16h pour, au total, boucler 300 km et 25 000m de dénivelé en moins de 80 heures. Tu décris les participants comme des cobayes d’une expérience sportive qui est censée les conduire au dernier stade de l’endurance humaine. C’est ce qu’on cherche dans cette course, une expérience quasi mystique bien plus qu’une victoire ou un chrono ?
C’est effectivement initiatique parce que ça transforme. Et puis il y a aussi le fait que la Terminorum, c’est de la surprise : tu ne connais pas l’horaire de départ, tu ne connais pas le parcours et qui dit surprise dit émotion, que ce soit plaisant ou déplaisant. C’est ça aussi qui fait que cette course est un jeu. Si tu prends n’importe quel rendez-vous d’endurance, le Marathon de Paris par exemple, et bien tu sais que ça se gagnera autour de 2h05, tu sais aussi que plein de gens vont le finir. Avec la Terminorum, tu ne sais jamais, c’est imprévisible, imprédictible et c’est ce qui donne tout son piquant à la course, c’est ce qui fait vibrer parce que, si tous les ans, tu t’entraînes comme un fou et que tu sais déjà que tu vas finir, tu peux bien tomber amoureux du parcours, il y a quand même de fortes chances que tu te lasses au bout d’un moment.
Ce qui fait que tu as envie de recommencer la Terminorum, c’est qu’il y a toujours un truc qui ne se passe pas comme tu l’avais prévu et qui va chambouler tous tes plans. Chaque fois, tu apprends quelque chose que tu n’aurais pas appris sur une autre épreuve et c’est cet apprentissage qui fait le sel de cette course et que les participants recherchent.
Pour autant, tu dis de ces coureurs qu’ils ne sont ni des fous ni des surhommes. Est-ce que tu penses que chacun de nous a la capacité, au fond de lui, de se mesurer à pareil défi, peu importe l’issue ?
En ce moment, il y a un chercheur, Guillaume Millet, qui a mis au point un programme pour essayer d’amener des personnes qui n’ont jamais couru à l’Ultra. S’il réussit, et je pense que ce sera le cas, je pourrai te répondre que oui. Ce que j’ai pu observer pour ma part, c’est que si tout le monde ne peut pas finir la Terminorum, avoir le rêve de, c’est accessible à tous. Si tu as envie de te lancer, que tu postules et que tu es sélectionnée, rien ne t’empêchera d’aller sur la ligne. C’est une question de limite mentale, le risque c’est de voir la course comme une déviance. Quand on imagine que quelque chose est démesuré comme la Terminorum, ça relève souvent du jugement de valeur alors que, dès que tu franchis un premier seuil en communiquant avec les participants par exemple, tu t’aperçois que ce n’est pas aussi fou que tu te l’étais imaginé. La preuve, beaucoup abandonnent au bout d’un ou deux tours sur la Terminorum, ce qui fait 60 ou 120 kilomètres de course, une distance pratiquée par beaucoup aujourd’hui.
On croise beaucoup d’hommes dans ton récit, mais il est quand même traversé par les histoires de quelques femmes. Certaines sont là pour assister leur conjoint, mais d’autres sont de redoutables concurrentes. Comment expliques-tu la sous-représentation féminine dans ce type de course, est-ce que c’est toujours cette question d’autolimitation dont on pourrait dire qu’elle est plus que courante chez les femmes ?
Ça, c’est ce que dit Céline, l’une des participantes de la Terminorum. Au début de mon enquête, je me suis demandé si dans le décor, dans l’appellation, il pouvait y avoir quelque chose qui rebuterait les féminines. Le souci c’est que, comme je n’ai interrogé que des féminines qui participaient à l’épreuve, elles me répondaient que non.
©Erik Sempers/Chartreuse Terminorum
A contrario alors, est-ce que tu as compris ce qui fait que ces femmes-là avaient osé prendre le départ de la Terminorum ?
Si on continue à parler de Céline, à la base, elle vient plutôt faire de l’assistance, elle est éprise de la Barkley parce qu’elle vient des États-Unis et elle vibrait déjà pour la Terminorum. Un jour, l’organisateur lui a lancé le défi et elle y a répondu mais presque sous la forme de l’humour : elle se compare souvent avec Jean-Claude Dusse, elle dit de sa participation que c’est une blague et elle joue beaucoup sur ça. Il y a également Alexandra qui est une formidable athlète, qui a gagné de grandes courses et possède un palmarès fourni. Au sein de la communauté c’est ce palmarès qui parle avant tout, pas le fait qu’elle soit une femme.
Il faut aussi dire que le fait qu’il y ait peu d’athlètes féminines n’est pas une particularité de la Terminorum, ce sont des stats qu’on retrouve très classiquement en ultra trail. Pour avoir discuté avec les organisateurs, je sais que l’un de leurs souhaits serait de voir une féminine terminer la course. D’ailleurs, quand Jasmin Paris a terminé la Barkley, ça a été très inspirant au sein de la communauté.
Est-ce que tu dirais que, physiologiquement et mentalement, les participantes ont des atouts à faire valoir qui, peut-être, sont différents de ceux des hommes ?
Honnêtement, je n’ai pas vu de différences. Des profils comme ceux de Céline ou d’Alexandra, j’en ai également vu dans un public masculin. Je dirais même que les féminines que j’ai pu rencontrer ont, pour la plupart, plus le profil d’Alexandra que de Céline. Il y a ce côté « on vient pour performer » et c’est assumé, peut-être parfois plus assumé que chez certains hommes d’ailleurs. Pour autant, j’ai identifié, à la fin de mon livre, des styles de coureurs et aucun n’est relié à un genre. Ce n’est pas sur ça que ça s’est joué dans les discours.
Qu’est-ce qui t’as le plus surpris et que tu n’attendais peut-être pas dans cette quête ? Tu en retiens quoi ?
Ce qui m’a surpris, ce sont les personnages que j’ai rencontrés, ces individus qui ont des parcours de vie absolument incroyables à mes yeux et pour des raisons très différentes. Ça a été hyper inspirant en tant que chercheur. Je n’ai pas vu le temps passer, j’ai toujours pris plaisir à échanger avec eux. Je continue d’ailleurs à les côtoyer aujourd’hui encore et je continue à apprendre, ils arrivent encore à me surprendre. J’ai aussi été surpris de voir ce que les individus sont capables de mettre en place pour réussir à atteindre un objectif, ça, ça m’a bluffé. Sur un plan plus personnel, il y a le poids du décorum que l’on n’arrive pas forcément à mesurer avant d’avoir participé à la Terminorum. Ça m’a vraiment étonné parce que j’avais fait beaucoup de courses avant, je savais qu’il y avait un défi physique mais là, quand tu arrives, tu sens qu’il y a des maîtres du jeu qui décident des règles et les connaissent mieux que toi, et ça, ça joue beaucoup. Il y a un côté intellectuel à cette épreuve qui m’a à la fois plu et beaucoup surpris.
- Simon Lancelevé « La quête, dans les coulisses de la Chatreuse Terminorum » (Éditions De Boeck Supérieur)