Saviez-vous que les militantes anglaises pour le droit de vote des femmes, les célèbres suffragettes, avaient affronté la police à coups de frappes de jujitsu ?
À l’aube du 20e siècle, ces élégantes (souvent maltraitées par leurs maris dans le secret du home sweet home) sortirent dans les rues pour exprimer et revendiquer leurs droits. Elles n’hésitèrent pas, en jupons, dentelles et chapeaux, à retrousser leurs manches et à faire des crocs-en-jambe et des clés de bras.
Le jujitsu, garde-du-corps historique des suffragettes
C’est la méconnue Edith Garrud, professeure de jujitsu, qui entre alors en scène. Extraordinaire petite (mais non moins capitale !) histoire dans la grande Histoire : alors que les suffragettes anglaises de la WSPU d’Emmeline Pankhurst (Women’s Social and Political Union) ne cessent d’être arrêtées et emprisonnées, parfois tuées, suite à leurs actions directes, Edith Garrud est engagée pour créer une unité de protection, surnommée « The Bodyguard », « The Jujitsuffragettes » ou encore « Les Amazones », composée de quarante membres.
Le jujitsu sera leur arme de défense.
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« Ce sujet nous a tapé dans l’œil quand nous l’avons découvert dans le livre de la philosophe Elsa Dorlin sur les nombreuses organisations d’auto-défense, “Se Défendre, une philosophie de la violence”*, explique l’illustratrice Lisa Lugrin, co-auteure avec Clément Xavier de la BD “Jujitsuffragettes”**.
Le jujitsu est un sport particulièrement intéressant car il n’a pas tout de suite éveillé les soupçons. En effet, il venait de loin et était donc un peu dénigré à l‘heure où la boxe anglaise était interdite pour les femmes par exemple. »
Quand Edith donna des cours de jujitsu à ses consœurs féministes…
Cet art martial a été développé par les Samouraïs du Japon féodal comme une technique de combat à mains nues. Il est introduit au Royaume-Uni en 1898 et séduit un couple de professeurs de culture physique, Edith et William Garrud, qui décident de s’y former avant d’ouvrir leur dojo.
La suite est relatée dans la BD aux dessins enlevés et dialogues engagés, expressément tirés de l’histoire vraie d’Edith qui fit la classe à ses consœurs féministes pour surprendre et contrer la police, devenant ainsi la première formatrice d’autodéfense féministe.
« Le jujitsu est un sport de défense qui déjoue la force en face. Ça ne repose absolument pas sur la force mais sur la précision et la justesse des mouvements. C’est donc un sport particulièrement adapté aux femmes et à leur morphologie », poursuit l’illustratrice.
Le coup imparable du jujitsu ? La surprise ! « Le premier atout, c’est qu’on va surprendre les hommes qui ne s’attendent absolument pas à ce qu’une femme riposte ».
Cet art de la souplesse utilise la force de l’adversaire à son encontre, plutôt que de chercher à lui résister, ce qui permet aux personnes dites « faibles » de se mesurer à des attaquants physiquement plus costauds : « Il ne faut pas résister, mais, au contraire, céder, afin d’utiliser la force de son adversaire pour soi », professe Edith dans une des bulles.
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Les corps féminins se transforment en Amazones
De quoi botter les fesses aux réactionnaires, comme l’explique Elsa Dorlin dans la préface de la BD : « À rebours de l’image très policée des mouvements de femmes, on comprend ici qu’elles ont repris les droits et libertés dont on les avait injustement privées à coup de marteaux, de genoux, de poings, de clés de bras, de croche-pattes et de ruses en tout genre. Tous les atours prêtés à la féminité deviennent des armes : réputés inoffensifs, « bien élevés », empêchés dans leur corset, assignés à la sphère de la domesticité, les corps féminins se transforment en Amazones, en corps féministes qui jouent sur l’effet de surprise.
Les discours sont insurrectionnels et insolents, les coups fusent sous les jupes ; les ombrelles, les balais, les épingles à cheveux sont des bâtons et des pics. »
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Outre étaler ses adversaires comme une crêpe ou faire un coup de poing bien visé, les techniques illustrées pour désarmer les bobbies font plaisir à voir tant elles rivalisent d’ingéniosité. Tous les coups sont permis…
Extraits : « Que se passe-t-il si on tire très fort sur une paire de bretelles ? Les boutons explosent ! Défroqués, les policiers ne pourront plus vous courir après, à moins de s’empêtrer dans leur pantalon et de risquer la chute ».
Une astuce qui en vaut une autre : des gerbes de fleurs dans lesquelles sont cachées des suffragettes toutes habillées sur le même modèle. Ainsi, la leader pourra s’évanouir au plus vite dans la nature…
Une BD qui vise juste, touche et bouscule juste ce qu’il faut pour rappeler haut et fort que la femme est tout autant capable que l’homme. La puissance change de camp, le corps féminin n’est plus victime, la résistance marque des points !
Le self-défense, un sport pour l’émancipation des femmes
Si les auteurs ne content pas uniquement des histoires autour du sport, ils ont un « fil rouge » qui relient leurs travaux entre eux, comme nous l’explique Lisa Lugrin : « D’une certaine manière, nos personnages sont assez engagés contre l’ordre établi et contre la domination », à voir, par exemple, la bande-dessinée « Geronimo, mémoires d’un résistant apache. »
Le sport prend alors ici toute sa substance émancipatrice : la personne opprimée est tout à fait capable de devenir son propre défenseur, de répondre à la violence, non pas pour la violence, mais pour la défense et par la conscience et l’action de sa propre puissance : « Nous avons intégré dans la BD une citation de la philosophe Elsa Dorlin qui explique parfaitement les choses : “On ne va pas apprendre à se battre, mais on va désapprendre à ne pas se battre”.
Quand j’ai lu cette phrase, ça m’a frappée, c’est tellement juste. C’est dire aux femmes qu’elles ont le droit à l’activité physique, le droit d’exploiter leur corps, de se sentir puissantes et fortes. Depuis l’enfance, on entend des messages inverses. »
Et de poursuivre : « Ces femmes ont inventé quelque chose de très important à cette époque, mais il me semble que nous en sommes quasiment au même point aujourd’hui »…
Concernant, par exemple, et c’est tout le propos d’ÀBLOCK!, les préjugés tenaces sur ce que peuvent accomplir ou pas les femmes dans le sport, ces préjugés qui les freinent et les rend trop souvent invisibles.
On se prend des coups, mais notre corps est costaud…
L’illustratrice témoigne d’ailleurs de son parcours émancipateur personnel avec le sport d’auto-défense qu’est le Wu Dao : « Ça fait sept ans que je pratique un art martial, la démarche de ces femmes me parle donc d’autant plus. C’est un peu la mienne : me rendre compte que, oui, le jujitsu, l’auto-défense, ça peut être fait pour les femmes. Oui, on se prend des coups mais, ça va, notre corps est costaud. La femme n’est pas une feuille morte qui va s’effondrer dès qu’on la touche. Ressentir cela m’a fait beaucoup de bien, je me sens moins vulnérable. »
Continuer le combat grâce à l’arme… sportive ? Oui ! Et on garde en tête ce slogan des cours d’auto-défense d’Edith Garrud : « Every woman, her own bodyguard. The art of feminine self-defense. » Soit : « Chaque femme est son propre garde-du-corps, Ou l’art de l’auto-défense féminine »…
* Se Défendre, Elsa Dorlin, éditions La Découverte, 2017
** Jujitsuffragettes, Les Amazones de Londres, Éditions Delcourt, 30 septembre 2020