Tu as 40 ans et ta vie est digne d’un roman : passionnée par le parachutisme depuis tes 15 ans, tu entres en Équipe de France à 23, deviens championne du monde à 27 après avoir décroché des médailles un peu partout en France et en Europe (championne d’Europe en 2011 et triple championne de France en 2008, 2009 et 2011) et tu débutes le coaching des grandes formations synchronisées, enchaînant 3 records de France, 2 records d’Europe et 5 records du monde. Qu’est-ce qui, petite fille, t’a donné envie de te jeter dans le vide ?
Petite-fille, j’étais méga casse-cou et, très jeune, j’ai eu envie de liberté. Je n’avais qu’une hâte, c’était d’être adulte, pour faire comme je voulais. À l’école, j’avais un peu de mal à me faire des copains, mais dans le contexte sportif, tout roulait. Enfant, j’adorais l’équitation et je me suis vite tournée vers le concours complet, une discipline où tu fais à la fois du cross, du dressage, du Concours de Sauts d’Obstacles (CSO).
Et puis, l’été de mes 12 ans, ma mère m’a demandé si je voulais essayer quelque chose de nouveau. Mes parents n’étaient pas forcément sportifs, mais ils avaient une grande ouverture d’esprit. La différence entre les garçons et les filles, par exemple, je ne l’ai comprise que bien plus tard dans ma vie. En tout cas, je ne sais pas pourquoi, cet été-là, j’ai dit que la plongée et le parachutisme m’intéressaient. Comme je pratiquais un sport sur la terre, j’avais envie d’essayer d’en faire dans l’air et dans l’eau. Pourquoi la plongée et le parachutisme parmi tous les sports d’air ou tous les sports d’eau ? Je ne sais pas vraiment. A posteriori, je me dis que c’est sûrement parce qu’avec ces disciplines, il y a un rapport direct avec l’élément naturel. Et parce que je voyais les clubs de plongée et les voiles de parachutes quand on était en vacances à Arcachon.
Je demande donc à faire un saut en tandem et un baptême de plongée. J’étais trop jeune pour le parachutisme, j’ai dû attendre, mais j’ai pu me mettre à la plongée chaque été, de mes 12 à mes 14 ans. J’avais même envie de me faire embaucher par le centre de plongée, c’est dire !
Qu’est-ce que tu ressens alors dans l’exercice de la plongée ?
Si je repense à mon début d’adolescence, j’ai l’image de moi assise sur le boudin du Zodiac à l’avant, des embruns plein la gueule, pour aller sur le spot de plongée. Une telle sensation de liberté ! Je voulais que ma vie soit exactement comme ça. C’est sûrement à partir de ce moment-là que j’ai bien aimé prendre le vent !
Les airs semblent t’appeler …
Tout s’est fait un peu par hasard, en fait. Je faisais de l’équitation dans un centre à Arcachon. Comme je trouvais que les adultes avaient plus de liberté que les enfants, j’étais plus souvent pote avec les grands. Ils m’avaient toujours à la bonne. L’une des propriétaires de chevaux m’avait prise sous son aile et me prêtait l’un de ses poneys. C’est grâce à elle que j’ai rencontré celui qui me fera faire du tandem pour la première fois, un ancien moniteur de tandem. C’est lui qui m’a accompagnée sur la dropzone de Mimizan à mes 15 ans. Et j’ai pu passer ma PAC (Progression Accompagnée en Chute, Ndlr) pour mes 16 ans, en 2001. Tout s’alignait.
La toute première fois que tu sautes seule, qu’est-ce qui se passe en toi ?
À 16 ans, j’étais un peu fanfaronne et j’étais clairement la plus jeune donc tout le monde était un peu amusé par mon attitude. Je me suis dit tout de suite « C’est mon sport, c’est mon univers, mes gens, that’s my people… ». J’ai vraiment découvert ma communauté, ma tribu. J’ai tout de suite eu envie d’en faire partie. Je me souviens qu’à l’époque, il y avait un très gros centre de saut à Soulac-sur-Mer, les gens venaient de partout en Europe, l’ambiance était trop sympa, le Sud-Ouest, quoi ! Et puis le cadre était dingue aussi : très sauvage, comme coupé du monde, avec des chevaux dans les champs et des plages de sable à n’en plus finir.
Une fois que j’ai obtenu la PAC, je sautais dès que je le pouvais, l’été en vacances, sur la même dropzone. Au début, je ne sautais pas énormément, ça coûtait cher, et puis j’avais mes études à côté et je partais souvent en voyage. Entre 2001 et 2008, j’ai réussi à faire tout de même environ 100 sauts.
En quoi consiste ces sauts à ce moment-là ?
En tandem, je devais m’accrocher à quelqu’un qui a le parachute sur le dos. Ça te permet d’avoir les sensations et de découvrir l’environnement, sans les responsabilitéś. Tu n’as rien à faire, à part sourire ! Ensuite, pour apprendre à sauter tout seul, j’ai donc fait la formation de base, la PAC. Ça t’apprend à voler à plat ventre dans n’importe quelle situation. Parce que dans cette position, par rapport au sol, tu peux ouvrir ton parachute, ce qui n’est pas possible si tu sautes dos au sol, en étant tête en bas ou si tu es en train de tourner à toute berzingue.
Grâce à la PAC, tu sais voler stable et te remettre à plat, t’arrêter si tu te mets à tourner. Ensuite, tu passes quelques dizaines de sauts à apprendre ce qu’on appelle « le vol relatif ». Tu voles toujours à plat ventre, mais tu apprends à te déplacer par rapport à quelqu’un d’autre : à le rejoindre, à t’arrêter en sécurité, à venir lui attraper les mains, etc.
Quand tu termines tes études en 2008, avant de débuter la compétition, tu files en Arizona pour perfectionner ta technique en chute libre.
Oui, cette année-là, c’est vraiment le moment de bascule pour moi. Je vais vraiment pouvoir investir mon temps et mon argent dans ma passion. Je peux réaliser mon rêve. Quand je débarque à Eloy à l’école Skydive Arizona, il faut savoir que c‘est le seul endroit au monde, à l’époque, où tu peux trouver une soufflerie sur une drop zone. C’est là aussi où la plupart des champions du monde de la discipline vivent. Et c’est là aussi où le record de novembre a eu lieu, d’ailleurs. Comme une boucle qui se boucle pour moi.
Bref, cette expérience américaine a été décisive car c’était la première fois que je voyais des femmes faire du freefly et vivre de ça. Quand je me pointe là-bas avec 700 sauts, je ne sais pas voler tête en bas. Pourtant, au bout de quelques semaines, deux Américaines -qui deviendront mes amies et mes collaboratrices pour les records-organisent un des premiers records féminins là-bas, à 20 parachutistes et c’est à ce moment-là que j’ai su : je regardais depuis le sol en me disant « Je veux faire ça ». Ça m’a surmotivée pour être sur le prochain !
Deux ans plus tard, j’étais de retour en tant que participante. Je commençais alors à faire mon trou en France dans la discipline. Je faisais de la compétition. Quand il a été question de commencer à développer des antennes régionales, elles m’ont demandé si ça m’intéressait de bosser avec elles. J’ai ainsi appris à organiser ce genre de sauts.
Tu « t’envoles » en effet dans la discipline du freefly très rapidement. Ça cartonne tout de suite avec des titres en Championnats de France, la Coupe de France et la consécration : le titre de championne du monde en 2012 à Dubaï.
À cette époque, je pense que j’avais besoin de reconnaissance. J’avais comme une petite revanche à prendre sur la vie parce que j’avais galéré à l’école. Même si je rêvais d’atteindre le haut niveau en freefly, honnêtement, au début, je me disais que c’était pas pour moi. En plus, il y avait très peu de femmes. Il y avait cependant Cathy Bouette, celle qui a été championne du monde avant moi, une nana incroyable qui m’a toujours inspirée et impressionnée bien qu’on ait le même âge.
Pour l’entrée en équipe de France, ça a été une question de timing. On avait monté une équipe avec deux potes et on gagne les deux Coupes de France puis les championnats de France en Nationale 2 cette année-là, en 2008. La même année, il y a les championnats du monde en France pour lesquels il y a deux équipes de France de freefly. L’une gagne – celle de Cathy, et l’une termine quatrième. Mais les deux équipes prennent leur retraite sportive. On se voit donc proposer une place en équipe Espoir sur le papier, mais comme il n’y a plus d’équipe de France, on bénéficie des subventions, du coaching et des sauts comme si on était… l’équipe de France ! On est pourtant à des années-lumière de leur niveau technique et d’expérience ! C’est vraiment la chance qui caractérise mon parcours.
Qu’est-ce que le freefly par rapport aux autres disciplines du parachutisme ?
Alors déjà, il faut savoir qu’il y a trois aires principales dans lesquelles s’applique le parachutisme, d’un point de vue compétition ou pratique loisir : la chute libre, la partie sous voile en l’air et le posé. En compétition, la plus ancienne discipline s’appelle « la précision d’atterrissage ». Il va falloir venir poser le talon au centre d’une sorte de cible. Plus tu t’en écartes, plus tu prends des points de pénalité. Si tu tapes au milieu, tu fais zéro et tu as gagné !
Il y a aussi le « PSV », le pilotage sous voile, qui se déroule sur un plan d’eau. Il faut aller le plus vite possible et toucher l’eau entre l’entrée et la fin du plan d’eau. Il y a aussi une discipline en voiles ouvertes, le Voile Contact, où les parachutistes ouvrent leurs voiles dès la sortie d’avion pour construire une formation en effectuant des appontages sur les voiles de leurs coéquipiers.
Après, il y a toutes les disciplines en chute libre, ce vers quoi je me suis tout de suite dirigée. C‘est ce qui se passe entre le moment où tu sors de l’avion et le moment où tu ouvres ta voile. Quand tu sautes à 4000 mètres, qui est l’altitude classique, en gros, t’as une minute, et pendant cette minute-là, il y a plusieurs disciplines qui existent. La première, la plus ancienne, c’est la voltige. Tu sautes tout seul et tu dois faire tour, tour, salto, tour, tour, salto, le plus vite possible. Ensuite, tu as le vol relatif. C’est le fait d’apprendre à voler à plat et à te déplacer et te rejoindre par rapport à quelqu’un d’autre. En compétition, c’est par équipe de 4 ou 8 et tu dois faire le plus de figures possible en 35 secondes.
Enfin, il y a les disciplines artistiques, le freefly et le freestyle. En compétition, le freestyle se pratique à deux : un vidéoman qui filme les figures acrobatiques du performer. Le freefly, c’est à trois, avec deux performeurs et un vidéoman, qui participe, lui-aussi, à la chorégraphie aérienne. Dans ces deux disciplines-là, il y a une note technique – est-ce qu’il y a des moves difficiles à exécuter et innovants ?-, une note artistique et une note d’exécution. Il faut suivre le plan.
Et la formation synchronisée dans tout ça ?
Dans les records en formation, il n’y a pas de composante artistique, on recherche le chiffre, soit le plus grand nombre de personnes accrochées l’une à l’autre en vol. On a déjà fait des tentatives à 100. Une ou deux fois, on a réussi à accrocher 97-98 personnes. Mais ça n’a pas pu être comptabilisé car on avait déposé un plan pour 100 personnes.
Être hampionne du monde en 2012 à Dubaï à 27 ans, c’est l’apogée de ton parcours pour toi ?
C’est sûr que c’est un moment très important dans ma vie et dans ma carrière. C’est l’aboutissement de quelque chose. Et je crois aussi que c’est le début d’autre chose. Ça a vraiment été un moment de bascule pour moi.
Et pourtant, tu prends ta retraite alors que tu es au sommet…
La bascule vient justement de là. J’arrête pour raisons personnelles. Notre vidéoman a dû arrêter le freefly et il est alors remplacé par un Américain, mon mari à l’époque. Mais c’est une relation très compliquée. On parvient quand même à être champions du monde ensemble, ce qui est un exploit. Quand la médaille tombe, il y a, à la fois, l’énorme satisfaction d’avoir réussi l’objectif qui était un peu notre rêve et, en même temps, un épuisement émotionnel. Je ne peux pas signer à nouveau pour ça et avec cette équipe. J’arrête alors la compétition.
Tu as la chance d’avoir une alternative, celle d’un collectif en soufflerie. Qu’est-ce qui te fait sauter dans cette nouvelle aventure ?
C’est un groupe d’amis qui décident de créer une nouvelle discipline qui ressemble à du freefly, mais qui n’en est pas tout à fait. Je me jette à fond dans cette expérience et, avec une amie, on crée la première équipe 100 % féminine de cette discipline. C’est juste un mois après mon titre de championne du monde. J’avais besoin de foncer.
J’aide donc la discipline « Dynamic Flying » à grandir et à devenir officielle avec des championnats du monde. On organise plein de compet’, on fait les premiers live stream, on est dans cette énergie des débuts. J’ai accompagné cette discipline pendant près de dix ans.
En parallèle, tu te mets dans les records de freefly en grandes formations…
Je co-organise en effet mon premier record, un record du monde féminin, en 2013. C’est l’une de mes amies américaines qui me fait venir pour l’orga de ces records féminins. Mais je fais aussi des records mixtes. En 2014, je deviens le référent en Europe pour la sélection et l’entraînement des freeflyers pour les records du monde mixtes tête en bas. Et depuis 2020, je suis élue à la Fédération Française de Parachutisme (FFP), et réélue depuis fin 2024. Depuis 2023, je suis la représentante française de la Commission Internationale du Parachutisme.
Depuis dix ans, tu es la cheffe d’orchestre de records mondiaux, mixtes ou féminins, le dernier en date étant celui réalisé le 30 novembre 2024 : un saut « tête en haut » en grande formation synchronisée avec un collectif de 96 parachutistes hommes et femmes. Comment on réalise un tel exploit ?
Ce sont des sauts très spécifiques en termes de logistique, ce qu’on appelle « l’ingénierie du saut » : on donne une figure précise au juge à laquelle on ne doit pas déroger et tout est prévu quant à la disposition des parachutistes dans les avions pour que les trajectoires soient directes, qu’il n’y ait pas de risques de collision, etc. Il faut aussi s’y connaître en météorologie pour savoir si on peut sauter ou pas en fonction des vents. Et après, individuellement, il y a toute la maîtrise à avoir avec ton corps pour respecter ton placement dans la formation. Il y a tellement de choses dans ce sport !
La formation synchronisée, ça a commencé aux États-Unis il y a une vingtaine d’années et les premiers records de France ont été établis au milieu des années 2000. Moi-même, je suis rentrée dans l’organisation des records de France en 2011 et j’en ai pris la tête en 2017, du point de vue technique et sportif. Je m’occupe donc de l’organisation du saut, de la sélection de l’équipe, du plan du saut, des dessins, du placement des parachutistes…
Pour qu’un record soit attribué, il faut en effet que chaque participant soit à la place exacte du dessin qui a été soumis au juge… Ça paraît quasiment impossible. Comment faites-vous pour tout maîtriser en plein air ?
Il nous faut généralement deux ans de préparation entre le début des entraînements et la semaine du record. On a une semaine pour faire nos tentatives sur le spot choisi. Il y a eu des entraînements dans plusieurs régions du monde. Les parachutistes doivent savoir évidemment voler stable tête en bas et savoir s’approcher et s’éloigner en sécurité d’une formation. Là, c’était tête en haut, c’est plus dur parce que la position est moins aérodynamique donc les équilibres sont un peu plus difficiles à trouver. C’est plus « facile » de faire de plus gros records tête en bas. Le dernier record du monde « tête en bas » est de 164. L’été prochain, on tente le 200.
Qu’est-ce que tu as ressenti quand le record a été réalisé en novembre dernier ?
On est super contents et particulièrement fiers que des femmes – exclusivement ! – aient été à la manœuvre d’un record de grande formation, cette fois-ci. On avait développé des techniques spécifiques dans le cadre des records exclusivement féminins et on a vu qu’ils marchaient tout autant en les utilisant dans des records mixtes. Et ça, ça fait très plaisir !
On rappelle que ce record était baptisé « Stand Together » car il se basait, pour la toute première fois dans l’histoire de ces records mondiaux, sur une égalité homme-femme. Le projet a cependant été pensé, mené et dirigé exclusivement par des femmes. En quoi consiste ce leadership au féminin ?
Oui, au niveau du leadership pur, on était trois nanas, mes deux amies américaines et moi-même. Ce n’était donc pas mixte à ce niveau-là. En-dessous de ce triumvirat, on trouvait huit coachs, hommes et femmes à 50/50, une parité totale qui est aussi une première dans un record du monde mixte. Ces capitaines sont chargés de gérer un secteur spécifique de la figure. Enfin, au niveau de la base qui est le cercle central autour duquel le reste se construit, on était huit, quatre hommes et quatre femmes. Et c’est aussi la première fois qu’un record du monde mixte a une base paritaire entre les hommes et les femmes. C‘est la partie la plus importante de la formation : si elle éclate, rien ne peut se passer autour.
Donc c’est énormément de responsabilités et beaucoup de tensions sur le plan physique. Or, il faut savoir que dans les records mixtes, il n’y a quasiment jamais de femmes dans les bases. Pourquoi ? Parce qu’il y a cette croyance qu’on n’en est pas capables physiquement. Pourtant, on a réussi, c’est un sacré step !
Justement, quelle est l’évolution du freefly au féminin, toi qui a été parmi les pionnières ?
Il y avait très peu de femmes quand j’ai commencé et il n’y en a toujours pas beaucoup. Ça reste un sport majoritairement masculin. Je crois qu’en fonction des fédérations, sur le plan mondial, on est entre 12 et 18 % de femmes. On est dans un rapport homme-femme 80 %-20 %.
Ce qu’on sent quand même aujourd’hui, c’est l’influence de cette vision au féminin dans la discipline. Les records féminins créés dans l’entre-soi féminin ont été un tel succès sur les plans de la technique, de la logistique et du leadership que la méthode est reproduite. Et tant mieux, parce que c’est pour ça qu’on l’a fait.
Est-ce que ça veut dire qu’il y a une façon de coacher différemment chez les hommes ?
Depuis 2022, cette différence de leadership a vraiment éclaté au grand jour. À trois mois d’écart, cette année-là, se tenaient en effet les tentatives du record du monde mixte à Chicago guidées par un groupe de mecs et celles du record du monde féminin guidées et effectuées exclusivement par des femmes.
Sur le papier, il était évident que le record mixte devait réussir vu l’expérience de la team et les compétences techniques individuelles des freeflyers. Eh bien, c’est les femmes qui ont remporté le gros lot.
Dans le record mixte, je volais et j’étais capitaine du secteur européen : j’avais organisé les sélections et l’entraînement. J’étais donc aux premières loges pour voir le backstage, les prises de décision et le type de leadership mis en place. Dans le record féminin, j’étais dans le top du leadership avec deux copines avec qui on est très alignées.
En faisant l’étude de cas, j’ai compris plusieurs choses : dans le record mixte, on tentait l’objectif dès la première journée alors que dans le record féminin, on avait découpé l’objectif en plein de petites étapes. Je crois que cette technique de découpage a permis à chacune de prendre confiance en elle, étape après étape. Le pas à pas crée un cercle vertueux.
Pour les deux records, j’avais un job assez similaire, une place à responsabilité avec de sacrées pressions. Mais avec ce « Project 19 », le record du monde féminin, il y avait une intention de fond différente et je crois que ça change tout. Dans le record du monde mixte, où tu as une ambiance hyper agressive, où il faut performer, je ne volais pas hyper bien. Il y avait un gros turnover et à chaque fois que quelqu’un de nouveau rentrait dans la formation, il fallait qu’il redécouvre toute l’approche, tout le lien avec les autres membres du secteur, etc. Le stress était palpable. En termes d’ambiance, on repassera.
Autre exemple de leadership différent : sur le record du monde mixte, on était réunis dans le grand amphithéâtre tous les matins et on nous projetait sur écran géant des vidéos motivationnelles à la sauce « Alpha men ». Du style : un mec en train de boxer dans la lumière, en sueur, qui regarde face caméra pour dire « You can do it ! ». Le deuxième jour, même son, mais avec des images de skydivers. Ça marchait mieux sur les Américains que sur les Européens, sur les mecs que sur les meufs, c’est certain. Et puis, ça n’allait taper que dans la motivation individuelle et dans ce genre d’exercices il faut surtout que 100 % de l’équipe fasse le job.
Tu parlais d’intention justement pour « Project 19 », le record du monde de freefly féminin de 2022, quelle était-elle ?
Déjà, le nom du record. On l’a nommé « Project 19 » car, avant Covid, il devait se tenir en 2020, l’année du centième anniversaire de l’amendement 19 de la Constitution américaine qui accorde le droit de vote aux femmes. On se servait de ce symbole–là pour rassembler l’équipe autour d’une valeur qui nous tenait à cœur. L’idée, c’était de célébrer ce centenaire, d’honorer les femmes qui nous avaient précédées et qui s’étaient battues pour plus d’égalité et, enfin, d’utiliser cette plateforme pour inciter les femmes d’aujourd’hui à vivre des vies audacieuses, quoi que cela veuille dire pour elles.
Ensuite, notre vidéo de motivation était une parodie du clip de Lady Gaga, « Bad Romance », retraçant l’histoire de l’amendement 19. Ça reconnectait à la cause et puis ça remettait les choses en perspective.
Enfin, notre manière de gérer les erreurs. Quand un secteur ne fonctionnait pas, au lieu de virer les gens et de les remplacer, on essayait de mentorer en disant « Qu’est-ce que tu peux faire de différent pour que ça marche mieux la prochaine fois ? ». Ça créait de l’entraide : « Est-ce que je peux mettre mon bras un peu plus ici ? Est-ce que je peux orienter mon torse un peu plus comme ça ? », etc. Et ça, c’est les valeurs du sport. Dans ce système de leadership, tout est vu comme un tremplin, une chance d’apprentissage.
Et, en 2024, c’était « Stand Together », une intention forte aussi dans notre monde divisé…
« Project 19 », c’était vraiment la promotion de l’égalité et de la liberté des femmes. Montrer qu’on est capables de faire des choses tout aussi difficiles et complexes que les garçons ainsi que d’avoir des vies libres et audacieuses. Avec « Stand Together », c’est le fait d’être, littéralement, debout ensemble et donc de se battre ensemble pour défendre quelque chose, ici, l’égalité homme-femme dans le monde du big way, la grande formation.
Ça s’inscrivait aussi dans un moment – l’avant-élection présidentielle – où il y avait beaucoup de divisions politiques aux États-Unis ainsi que dans le monde. Or, dans ce saut-là, il y avait des pro-Trump et des pro-Kamala, des Israéliens et des gens issus du monde arabe, des Ukrainiens et des Russes. C’était une manière de montrer qu’on est capables, via le sport, via notre plateforme qui peut sembler un peu anecdotique, de construire une équipe malgré les différences de genre, d’opinion politique, de religion, etc. Symboliquement, c’est fort.
Par quoi ça passe justement votre coaching au féminin : par les mots ou par la technique ?
C‘est un mélange des deux. On va dire que la technique, c’est le minimum syndical. Il y a, au départ, une compétence minimum à avoir qui est de savoir voler stable tête en bas et de savoir se déplacer, c’est-à-dire s’approcher et s’éloigner de quelque chose ou quelqu’un en toute sécurité. Il faut généralement avoir un brevet de freefly pour avoir le droit de venir sur ce genre de sauts.
Et ensuite, sur les entraînements, il y a à la fois du coaching technique où on va faire du perfectionnement, du travail de détails et du repérage des zones de génie et des zones de faiblesse de chacun pour réaliser notre puzzle. Et c’est aussi là où le critère psychologique entre en jeu. On voit comment les freeflyers ou freeflyeuses réagissent sous la pression. Sur cette question, dans les formations mixtes, la perception des organisateurs masculins sur les filles faisait blocus : apparemment, les filles ne gèreraient pas du tout la pression. Résultat : elles étaient souvent moins sélectionnées que les garçons. Elles n’étaient pas moins bonnes techniquement, mais elles étaient considérées comme plus fragiles. On a fait mentir les pronostics masculins.
Si on parle du mental justement, quel est la part du coaching sur ce plan-là dans le milieu du parachutisme et du freefly plus spécifiquement ?
J’ai découvert cette partie du sport via la compétition. On ne m’en avait jamais parlé avant d’entrer en équipe de France. C’est vraiment un sport dans lequel ton esprit fait la partie la plus importante du job. On a une expression dans le parachutisme, « 90 % ». Parce qu’on dit que c’est un sport qui est à 90 % du mental. T’as pas besoin d’avoir un cœur de marathonien ou de soulever 100 kg. Il faut de l’explosivité, de la réaction, et beaucoup de mental. C’est aussi pour ça que c’est un sport qui peut se pratiquer en mixte. Les différences physiques-biologiques n’ont pas d’importance.
Si on doit résumer, qu’est-ce qui a permis ou permet aujourd’hui que les perceptions changent sur la place des femmes dans le monde du freefly ?
C’est en organisant des records féminins, tout simplement. La preuve par l’exemple. Moi, j’ai toujours été très fière que le freefly soit une discipline mixte. Je me suis toujours dit « Pourquoi faire des différences de genre alors qu’il n’y a pas de raison physique de le faire ? » J’étais très contente d’être championne du monde de ma discipline et pas juste championne du monde des meufs ! Mais ça, c’était à l’époque où j’étais encore en équipe de France avec deux mecs. J’avais donc un a priori plutôt négatif sur l’organisation d’événements uniquement féminins.
J’ai changé d’avis parce que, dans le cadre des records, on s’est rendu compte qu’il y avait moins d’opportunités pour les femmes, justement à cause de ces préjugés sur leur mental et leurs compétences techniques. En créant des événements pour elles, on leur permettait de prendre de l’expérience et d’avoir confiance en elles.
La finalité était donc qu’il y ait de plus en plus de femmes dans les records mixtes, mais ça n’a pas forcément marché. En fait, beaucoup de femmes n’ont plus du tout l’intention d’aller participer aux records mixtes désormais.
Comment s’est passée ton « intégration » dans ce milieu majoritairement masculin d’ailleurs ?
Moi, j’avoue que ça a été hyper fluide, je n’ai jamais rencontré de problèmes. Tant que je ne l’avais pas constaté chez les autres, j’étais un peu en mode « C‘est bon, c’est pas la peine ». Et ça, c’est un problème de société en général. Il y a des femmes aujourd’hui qui critiquent le féminisme parce qu’il ne leur est jamais rien arrivé. Et tant mieux que certaines passent entre les mailles du filet de l’agression sexuelle ou de la discrimination, mais il faut bien se rappeler que ce n’est pas le cas de toutes.
Au fait, qu’est-ce que tu ressens quand tu voles ?
Alors, au début, c’était tout le temps une sensation de liberté. Et aussi, beaucoup d’adrénaline, des émotions super fortes. Aujourd’hui, c’est moins des gros chocs émotionnels, mais comme je sais vraiment bien voler, c’est hyper jouissif. La façon que j’ai de me déplacer dans l’air, c’est comme me déplacer dans mon salon, en fait. Instinctivement, mon corps sait désormais quoi faire pour aller de là à là. Au début, rien à voir : il faut imaginer Bambi sur la glace ! Tu ne fais que perdre ton équilibre. C’est pas du tout instinctif. Les êtres humains ne sont pas faits pour évoluer dans du vent relatif.
Si, sur les premières dizaines de sauts, j’avais peur à chaque fois. La boule au ventre, les mains moites, la gorge sèche, le « Pourquoi je suis là ? J‘ai pas besoin de m’imposer ça ». Mais, en gros, au bout du cinquantième saut, je n’en avais plus rien à faire. En fait, grâce à la répétition, ton cerveau s’habitue.
Qu’est-ce qui te poussait à sauter dans le vide malgré cette peur ?
C’était l’envie de progresser, l’envie de maîtriser le truc et puis l’envie de faire partie de cette tribu-là. J’avais aussi l’intuition que ça allait être génial et qu’il fallait que je continue. Moi, ce que je préfère, c’est la chute libre. En une seule petite minute, tu as le temps de faire plein de choses. Il y a un peu une distortion du temps dans les airs.
Quel est ton rapport au risque dans ce sport somme toute extrême ?
En réalité, la chute libre n’est pas un sport extrême. J’invite toute personne à venir un soir au bar de la dropzone pour voir les profils physiques et sociaux des gens qui pratiquent ce sport, ça va les conforter dans l’idée que ce n’est vraiment pas un sport extrême.
C’est possible d’en faire de 15 à plus de 70 ans. Cela dit, la soufflerie, c’est à partir de 5 ans. C’est quand même le seul sport dont tu peux apprendre les rudiments en 7 minutes. Côté rapport au risque, les choses ont changé quand j’ai perdu mon amoureux dans un accident de base–jump en 2016. La différence avec le parachutisme, c’est l’équipement : un harnais, deux voiles, une voile principale et une voile de secours, et un système de sécurité pour le parachutiste et seulement un harnais et une voile pour le base-jumper. Mais aussi la hauteur du saut : en base-jump, tu sautes beaucoup beaucoup moins haut que 4000 mètres d’altitude, la base en parachutisme. Tu pars d’une falaise, d’un immeuble, d’un pont… Ce qui sépare les deux disciplines, c’est le risque justement.
Même s’il a une image de sport extrême, le parachutisme est un sport relativement peu mortel par rapport à plein d’autres sports beaucoup plus mainstream, comme l’équitation ou le ski, par exemple. Le base–jump, en revanche, c’est le sport le plus dangereux de la planète. Il n’est pas régulé, il n’y a aucune fédération ou aucune assurance qui veut s’en mêler. Il y a beaucoup de morts. La moindre erreur est fatale. Dans le parachutisme, quand tu fais une connerie, tu as souvent plein d’opportunités, de solutions de secours et du temps pour réagir. J’ai fait six ou sept sauts de base-jump dans ma vie, j’avais trouvé ça génial. Comme ça fait très peur, l’explosion de joie après est juste incroyable. Et j’aurais probablement continué si mon compagnon n’était pas mort.
Ça a été le plus gros cataclysme émotionnel de ma vie, je me suis dit que je ne voulais pas faire vivre ça aux gens que j’aime. Le jeu n’en vaut pas la chandelle. C’est là où tu places ton curseur de risque.
En fait, ce sport semble être une métaphore de la vie…
C’est l’une de mes conférences aujourd’hui : essayer d’étudier ce moment de basculement dans le vide ou dans la vie. Pour moi, ça a été lors de mon tout premier saut, à 15 ans. Tu passes, en une fraction de seconde, de la peur la plus intense de ta vie à la joie et à l’émerveillement le plus total. Et plus j’ai eu peur avant, plus j’ai été heureuse pendant et fière après. Et cette leçon n’a fait que se renforcer à chaque fois que je sautais, à chaque fois que j’acceptais d’être à l’aise avec le fait de ne pas être à l’aise. J‘avais constaté, de façon hyper forte et puissante, que ça valait le coup d’être dans cette période d’inconfort parce que, de l’autre côté de l’action, c’était absolument merveilleux.
Et, pour moi, c’est ça ma source d’audace. Désormais, quand j’ai peur de faire quelque chose, peur d’écrire un bouquin, peur de monter sur scène devant une audience, eh bien, je le fais quand même. Parce que je sais qu’une fois que je l’aurai fait, je serai fière de moi et heureuse. Et c’est de cette façon que j’ai envie de construire ma vie. C‘est donc une sorte de projection dans le futur : je me nourris de l’énergie que je sais que je vais ressentir dans le futur pour avoir la force de sauter malgré ma peur.
Tu ne peux rien faire pour faire disparaître une peur en étant assise sur ta chaise et en y pensant très fort. La peur, elle ne disparaît pas en pensant. C’est même pire car tu te montes le bourrichon. La seule façon de dépasser la peur, c’est de sauter, d’être dans l’action. Et le parachutisme, pour ça, c’est à la fois littéral et métaphorique.
Quels sont les atouts de base alors pour sauter à pieds joints dans ce sport ?
Le seul prérequis, c’est un minimum d’envie d’aller tester ses limites. Ça fait partie des choses que je vais développer l’année prochaine. Je rencontre plein de nanas qui me disent qu’elles ne pourront jamais sauter en parachute pour un tas de raisons et ce que je dis à chaque fois c’est que ce n’est qu’une question de confiance en soi. Parce que je suis persuadée que tout le monde est capable de sauter. Il n’y a quasiment aucune contre–indications physiques et c’est hyper symbolique comme démarche… Déployer ses ailes, sauter le pas, s’envoler. En anglais, c’est le leap of faith, qui veut dire prendre sa chance ou faire un pari sur le destin.
Ma rencontre avec le parachutisme à 15 ans a été l’un des socles les plus importants de ma confiance en moi et de ma capacité à oser faire des trucs un peu fous dans ma vie. Je me rends compte que ce n’était pas aussi dur que ce que je croyais. Et si je peux essayer de transmettre ça aux gens, je n’aurais pas perdu mon temps.
Quels sont les engagements que tu veux continuer à développer aujourd’hui via cette discipline ?
Côté institutionnel, comme je viens d’être réélue à la FFP, je vais m’impliquer principalement dans le développement du handisport. Dans le cadre français, on a créé une discipline pour les handis qu’on transforme en discipline officielle pour organiser des championnats du monde. Ce seront des compétitions de vitesse en indoor. La première fois que tu vois un mec en situation de handicap en train de voler à trois mètres du sol, ça ne te laisse pas indifférent…
Côté engagements bénévoles, je vais continuer à travailler sur le développement féminin du freefly en France. Côté professionnel, j’ai monté l’année dernière ma boîte de conférences et d’ateliers autour du leadership et de l’audace pour les entreprises. L‘année prochaine, je voudrais donc développer des retraites, orientées vers les femmes et la confiance en soi.
Quel serait ton rêve absolu ?
Côté records, c’est vraiment de passer la barre des 100, que ce soit un record du monde féminin (qui est à 80 aujourd’hui) ou un record du monde tête en haut, qui est à 96 depuis novembre 2024. Et ce serait la barre des 200 pour le record du monde tête en bas. Côté perso, écrire mon premier bouquin et avoir un bébé.
Tu adores en effet la compagnie des livres et tu racontes qu’ils t’ont permis d’explorer toutes les latitudes de l’existence humaine. Avec ton sport, tu as l’impression de vivre ça aussi ?
Oui, complètement. Ce sport m’a ouvert les portes du monde de façon assez littérale en fait. J’ai pu observer la Terre vue du ciel dans plus de 80 pays et donc sous plein d’aspects différents. Et puis la beauté du parachutisme, c’est que dès que tu sautes avec des gens, tu as ce contact immédiat qui s’installe. Du coup, à chaque fois que je vais dans un pays, je traîne avec des locaux. C‘est une façon de voir le monde qui me plaît vraiment.
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- Son Palmarès – Médailles : Championnat de France de Freefly : Or en 2008 (N2), 2009 (N1), 2011 (N1) (argent en 2012) / Championnat d’Europe : Or en 2011 (bronze en 2009) / Coupe du monde : Or en 2011 (bronze en 2009) / Championnat du monde : Or en 2012. Record de France mixte tête en bas : 54 parachutistes en 2023 / Record de France féminin tête en bas : 16 parachutistes en 2013 / Record de France mixte tête en haut : 36 parachutistes en 2024 / Record d’Europe mixte tête en bas : 96 parachutistes en 2013 / Record d’Europe féminin : 22 parachutistes en 2015 / Record du monde mixte tête en bas : 164 parachutistes en 2015 / Record du monde féminin tête en bas : 80 parachutistes en 2022 / Record du monde féminin tête en haut : 32 parachutistes en 2017 / Record du monde de nuit, mixte, tête en bas : 42 parachutistes en 2024 / Record du monde mixte, tête en haut : 96 parachutistes en 2024.
Ouverture ©Ewan Cowie