Caroline Riegel « Ce qui caractérise les exploratrices, c’est cette capacité à repousser la peur. »
Un ouvrage qui se dévore d’une traite ou qui se picore avec gourmandise. Dans « Une histoire des grandes exploratrices », Caroline Riegel, ingénieure en constructions hydrauliques, écrivaine, réalisatrice et grande voyageuse, rend hommage à quarante-huit femmes qui ont repoussé les frontières de l’exploration.
Par Sophie Danger
Publié le 26 novembre 2023 à 19h04, mis à jour le 26 novembre 2023 à 19h12
Dans « Une histoire des grandes exploratrices », vous rendez hommage à quarante-huit femmes parties en quête du monde. Vous présentez votre travail comme un devoir de mémoire mais aussi un acte militant qui vise à leur donner la place qu’elles méritent dans l’histoire de l’exploration. Est-ce que vous les connaissiez toutes pour être, vous-même exploratrice, ou avez-vous découvert des parcours qui vous étaient, jusqu’alors, inconnus ?
Il y a des parcours que j’ai découvert en travaillant sur ce livre comme celui de Jeanne Barret ou de Ching Shih.
Je ne connaissais pas non plus celui de Gertrude Bell dont l’exemple est assez représentatif. Elle qui est ce que l’on peut vraiment qualifier d’exploratrice, qui a été, qui plus est, dans l’archéologie, la géopolitique, qui a joué un rôle majeur dans la formation de l’Irak, a laissé une véritable trace dans l’histoire, dans la politique sans pourtant, que l’on n’ait rien retenu d’elle. C’est l’un de ses assistants, Lawrence d’Arabie, qui a récolté toute la gloire et la lumière alors qu’elle était son mentor. Je trouve qu’elle représente assez bien cette sorte d’oubli qui a été le lot de ces femmes.
C’est étonnant ce voile dont on a recouvert leurs parcours incroyables, parcours qui ne laissent pas seulement une trace dans l’histoire de l’exploration mais au-delà pour certaines d’entre elles.
Ching Shih terrorisa les mers de Chine au début du XIXᵉ siècle.
Vous parleriez d’oubli ou plutôt de spoliation sachant que, pour certaines d’entre elles, il y a appropriation de leur travail, vol manifeste même parfois.
Je ne suis pas certaine que l‘on puisse systématiquement parler de vols manifestes. Je crois tout simplement qu’il était trop difficile d’accepter qu’une femme soit aussi douée, soit aussi capable. Certes on l’admirait, on la soutenait sur le moment, mais l’histoire ayant été, jusque-là, principalement et majoritairementécrite par les hommes,ilétait quasiment naturel de ne pas leur rendre le même hommage oudu moins, la même force d’hommage que l‘on a rendu aux hommes.
Ces parcours interrogent la différence entre les sexes. Ces femmes ont dû faire preuve d’audace, de courage, mais surtout de transgression elles dont la seule exploration aurait dû être celle de leur foyer et ça vaut pour Calamity Jane comme pour Florence Arthaud ou Isabelle Autissier.
Oui, je pense que cette manière de penser est séculaire,millénaire, ancestrale, donc quelque part,il n’est pas possible de bousculer tout cela aussi simplement.
Il faut reconnaître aussi qu’il y a quand même là un rapport au muscle qui, entre guillemets, est genré même si certaines femmes peuvent le dépasser commeAlexandra David-Néelqui est un exemple extraordinaire. Affronter le monde, le monde sauvage a naturellement été, lorsque l‘on vivait avec un peu moins de contrôle sur la nature, une question de force. Il fallait pouvoir l’affronter physiquement ce monde et on a un peu oublié que ce n‘est pas rien,que ces femmes ont dû être fortes.
Ce qui les caractérise, c’est cette capacité à repousser la peur, cette capacité à persévérer, c’est aussi une force, force physique et mentale, une endurance mais ce qui les différencie des hommes c’est qu’au-delà d’avoir l’envie, très forte, et la capacité d’affronter l’inconnu, elles ont souvent eu aussi à affronter l’interdit.
C’est un phénomène qui est toujours d’actualité même si, désormais, il y a des brèches qui permettent de redonner à ces femmes la place qui est la leur.
Oui, mais je pense que les femmes sont davantage mises en avant aujourd’hui, on ne peut pas dire le contraire, et cela fait qu’il y a beaucoup plus de compétition. À l’époque victorienne, elles étaient peu nombreuses et certaines – je pense à Isabella Bird et à d’autres – ont sans doute eu beaucoup de succès lors de la vente de leurs livres parce qu’elles étaient des exceptions.
Aujourd’hui, et c’est plutôt une bonne chose, il y a moins d’exception même s’il reste à faire quand il s’agit de mettre en lumière, de mettre en avant. S’agissant des femmes, on le fait souvent parce qu’il y a un prétexte, c’est la Journée de la femme, par exemple, où c’est vendeur, mais on ne le fait pas intrinsèquement sur le fond.
Ce qui m’a frappée chez ces femmes, c’est que, le plus souvent, elles ont passé leur temps à essayer de vendre leur intelligence, le fond de ce qu’elles faisaient plus que la forme quand bien même on leur reprochait beaucoup de choses sur la forme. On n’a jamais emmerdé les hommes à propos de leurs habits par exemple alors que les femmes, si, et ça continue aujourd’hui encore.
L’un des points communsde ces femmes dont vous dressez le portrait est qu’elles sont toutes des exploratrices et/ou des aventurières. Quelle est la différence ?
L‘exploration est plus liée à la notion de frontière, de limite que l’on repousse. L’exploration, ça peut être en soi, ça peut être autour de soi et on est tous un peu explorateurs de nos propres vies. Dans l‘aventure, pour moi,il y a davantage la notion de plaisir même si les deux sont intimement liées.
Il y a d’ailleurs aujourd’hui des gens qui se disent aventuriers professionnels et qui ne sont pas forcément des explorateurs.Ils ne repoussent pas une frontière au sens découverte du terme. La majorité des exploratrices dont je parle dans mon livre ont été les premières dans quelque chose : la première femme à faire le tour du monde à vélo, la première femme à… Il y a, à chaque fois, un côté innovation.
Un alpiniste qui va grimper une montagne qui a déjà été faite va suivre un topo, les conseils d’autres. En ce sens, il est peut-être un peu moins explorateur que celui qui l’a fait pour la première fois et qui a dû vraiment affronter une forme d’inconnu.
En 1990, Florence Arthaud devenait la première femme à remporter la mythique Route du Rhum.
Vous dites qu’elles ont endossé, malgré elles parfois, une responsabilité, un combat. Quelle incidence peut avoir le récit de leurs exploits sur nous aujourd’hui ?
Je pense qu’elles sont des leçons de courage, de curiosité.En revanche, je ne les qualifierais pas toutes d’humanistes, de féministes ou d’altruistes et c’est ce qui est intéressant.
Certaines ont fait ce qu’elles ont fait par envie de carrière, d’autres sont tombées dedans par hasard, par besoin de survie…mais il reste que ce sont des femmes qui nous inspirent et on a tous besoin d’inspiration pour construire nos propres vies, rien que cet héritage-là est énorme.
Certaines d’entre elles se sont effacées volontairement, à quoi est-ce dû ?
Je pense qu’il y a une minorité de gens dont on connaît l’histoire parce qu’ils ont à la fois besoin de lumière, de mémoire,besoin de laisser une trace, parce qu’ils aiment écrire, raconter et puis il y a des gens qui ont fait des choses extraordinaires, hommes et femmes, et dont on n’entendra jamais parler parce qu’ils n’éprouvent pas ce besoin de laisser une trace.
On le voit bien entre Gertrude Bell et Lawrence d’Arabie : Lawrence d’Arabie a tellement besoin de laisser une trace qu’il s’est inventé son propre récit. Certaines des femmes dont je parle ont-elles aussi un peu inventé leur propre récit, l’ont édulcoré, amélioré par rapport à la réalité. Quoi qu’il en soit, moi je suis ravie qu’il y ait des gens qui laissent des traces parce qu’on en a tous besoin pour inventer les nôtres.
Quel parcours parmi celui de ces quarante-huit femmes vous a le plus marqué ?
Celle qui, à mon sens, dépasse toutes les autres, c’est Alexandra David-Néel. Elle est tellement de choses à la fois, elle est exploratrice, elleest chercheuse, elle est partie si loin, si longtemps, elle a dépassé les hommes mais à un point qui est inimaginable je pense. Elle a renversé le mythe Pénélope/Ulysse, c’est elle qui a été Ulysse.
Caroline Riegel avec des moines à Potang au Zanskar, à 3500 mètres dans l’Himalaya, en Inde
Une histoire des grandes exploratrices, éditions Glénat, Caroline Riegel.
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