Marie Tabarly « Naviguer avec un équipage féminin ne me branche pas plus que ça, mais on est obligées d’en passer par là .»
Elle fait partie du « 8 majeur » réuni par Alexia Barrier qui se lancera sur les traces du trophée Jules Verne en 2025. La navigatrice Marie Tabarly a accepté, presque comme une évidence, d’intégrer cet équipage 100 % féminin. Conversation avec une fille qui prend le large quand ça lui chante.
Par Sophie Danger
Publié le 20 septembre 2023 à 12h52
Tu es membre du Famous Project, un équipage 100 % féminin qui va se lancer sur les traces du Trophée Jules Verne en 2025. Ce projet a étéimaginé et estporté par Alexia Barrier. Comment t-a-t-ellesoumisl’idée ?
J’étais aux Antilles après êtrearrivée de la Jacques Vabre. Çafaisaitdouzeans que je n’avais pas mis les piedsen Martinique, îledont ma mèreestoriginaire, et je profitais un peu.
Ce jour-là, je faisaistranquillement les courses pour préparer le petit déjeuner et je reçois un coup de fil d’Alexia. Après m’avoirdemandé comment çaallait et sielle ne me dérangeait pas, elle me dit : « Çatedirait de faire partie de la short list du Jules Verne ? ». Je pense que j’aidûattendre 7 millièmes de secondesavant de hurler !
À part la Whitbread (désormaisOceanGlobe Race, course autour du monde enéquipage et par étapes réservée aux monocoques, Ndlr), les deux grandes courses qui m’onttoujoursfascinéesont la Jacques Vabre et le Jules Verne.
J’aiétébiberonnée au Jules Verne avec « Kersau » (Olivier de Kersauson, Ndlr) et Blake (Peter Blake, Ndlr) et c’estfascinant. Les chances commeça, il ne faut pas attendre pour les saisir.
Quoi qu’il se passe, c’est Alexia la capitaine. C’estelle qui décide quelle fille elleembarquemaisellesait que je serai une bonne guerrière pour elle. Si elledécide que j’en suis, il n’y a pas de problème, je suis là.
Tu as une très grandeexpérienceenqualité de navigatrice. Tu as notammentparcouru les mers au cours de nombreusesexpéditionscomme le Elemen’terre par exemple, pour ne citer que cetteaventure. Pour autant, ta première Transatlantique, en course, date de 2021, avec ta participation à la Jacques Vabre…
Attention, j’aitoujours fait de la régate. J’ai cinq titres de championne de classe avec Mariska !
Là, il estvraiqu’avec le Jules verne, on parle de régate au large maismoi, je suis beaucoup plus à l’aise au large. J’aiétééduquée pour tailler du mille au large, je suis faite pour ça, c’estce que j’aime.
Faire de la course au large, çanécessitecependant d’être chef d’entreprise. Il faut être bien avec les médias, savoir dirigerune équipe, trouver les budgets, les gérer. Dans cecas-là, notre métier de marinreprésente 30 % du temps sur uneannée et encore !
Mêmequand on estenmer, on pense aux mecs qui sont à terre, aux sponsors… Moi, pendant longtemps, je n’ai pas étéprête pour tout ça, pour tousces à-côtés. Il se trouve que j’ai la chance d’avoir deux passions et d’avoirpu faire de ces deux passions, deux métiers. Je suis doncretournée dans le monde du cheval (Marie Tabarly est comportementaliste équin, Ndlr.) J’étais très bien là-dedans.
En parallèle, je naviguais sur le Mariska, un plan Fife de 1908. C’est un vrai bateau de course sur lequel on navigue à seize. Ce sont de groséquipages avec beaucoup de coordinations. C’estassezdangereux car cesont de vieux bateaux enbois, toujours très rapides et sans aucune protection.
C’étaitune super chance pour moi. Çam’a fait baigner dans un circuit de régatesoùj’aipurencontrer beaucoup de marins étrangers alors que la course au large c’est très franco-français avec parfois un peud’Anglais.
Qu’est-ce qui t’apoussée à sauter le pas ?
Au bout d’un moment, faire de la régate entre trois bouées, cen’estclairement pas montruc. Ce que j’aime, c’est le feu de la régate, le feu de la manœuvre.J’aiune passion pour ces beaux bateaux, j’adoraisces bateaux classiquesmais, il arrive un moment oùcen’est plus tenable, il faut que j’aille au large. J’aidoncreprismon bateau.
Comme je suis tout saufcarriériste, je me suis dit que jereprenais Pen Duick VI pour réalisermonprojetElemen’terre, que çaallaitdurer deux-trois ans et qu’après, je retournerais au cheval. Je n’airien vu venir.
Si je reparle à la femme que j’étais il y a cinq ans et que je luidis : « Tu vas avoir trois tours du monde à venir », je ne l’aurais pas cru !
Ce Famous Project met à la foisen lumière les navigatrices et… le manque de navigatrices. Elles sontpeu à avoirtentél’aventure du Jules Verne, l’aventure du multi. Tu expliquais, dans unechroniquepubliée dans Ouest France, que tun’avais jamais vraimentsongé à cetteproblématiqueavantl’éviction de Clarisse Crémer du Vendée Globe. L’idée de navigueruniquement avec des femmes fait partie de ce qui t’aséduit dans le projetd’AlexiaBarrier ?
En réalité, ça fait trois-quatre ans que j’aicommencé à me rendrecompte que ceproblèmeexistait et il s’exacerbe au fil du temps.L’équipageféminin pour le Jules Verne, ça ne me branche pas plus que ça,mais on estobligées d’en passer par là.
Personnellement, ce qui me branchec’est la mixité. Avoir un équipagemixte, ça, c’est hyper intéressant et je l’ai encore vérifié sur Pen Duick VI. À bord, on est tout le temps douze. En ce moment, enfonction des étapes, j’ai entre un tiers et la moitié de l’équipage qui estmixte, le reste du temps, c’est un gros tiers, ce qui est déjà super cool.
La mixité, ça change fondamentalementl’ambiance du bateau. Quand je suis au trois quarts avec des hommes ouquand il n’y a que la cheffecuistot et moicomme femmes, l’ambiance est beaucoup plus masculine et c’estmoinsdrôle. Les blagues ne sont pas les mêmes, les rapports non plus.
Heureusement,l’homme et la femme sontdifférents et clairement pas égaux, ce qui fait qu’il y a de la complémentarité dans les rapports, dans les discussions, dans le soin que l’on se porte les uns aux autres.
Maintenant, pour naviguerenUltime, il semble que l’onsoitobligéesd’en passer par un équipageentièrementfémininalors on vaen passer par là ! Quoi qu’il arrive, au vu de la bande de rock stars qu’Alexiaesten train de recruter, çavaêtre le bonheur de naviguer avec cesfemmes–là !
Tusoulèveségalementl’injonction à la beauté, à la fraîcheur à laquellesontsoumises les navigatrices. Tu as égalementdû composer avec ?
Cette course à l’imagen’estpasvalable que dans le milieu de la voile, il ne faut pas le stigmatiser,parce que ça se produitpartout. Ça me rappellepar exemplel’histoire de Silvana Lima, une nana championne de surf qui a monté un élevage de bouledoguesfrançais pour financer ses entrées sur le World Tour :elle ne trouvait pas de partenaires car ellen’était pas assezjolie !
En ce qui me concerne, çam’estarrivécomme aux autresmais il se trouve que, pour ma part, je cumule pas mal de choses :on m’atoujoursrépété que j’étais « la fille de » et j’entendais, par conséquent, que je n’étaisrien. C’est pour ça que je n’ai pas vu plus tôt le problème que représentait le fait d’être une femme.
Il y aaussicefameuxcomplexe, le complexe de l’imposteur. Tu prendsl’exempled’uneannonce de recrutement : s’il y a un critèredemandé que la femme postulanteestime ne pas remplir, elle ne présentera pas son CV. Un homme, lui, postulera sans hésiter. Comment ça se traduitenvoile :plusl’embarcationestimposante, moins il y a de femmes ?
Je ne sais pas si, dans la course au large, il y a moins de femmes à cause de ça. Je pense que, pour le moment, il est normal que toutes les femmes qui commencenten Figaro et en Mini, n’yarrivent pas. Tous les hommes qui débutentn’yarrivent pas non plus et, comme les femmes sontmoinsnombreuses à la base, ça se répercute au très haut niveau.
En revanche, cequ’il faut c’est faire grossircette base pour qu’il y enait de plus en plus qui arrivent sur des gros bateaux. J’airemarquéunechose : à cheval – et en bateau je pense que c’estpareil – il y a énormément de gamines enponey club, environ 80 %, et, dès que l’on arrive au haut niveau, les proportions s’inversent. En revanche, dans tous les métiers annexes – ostéo, vétérinaire, comportementalismeéquin… – ily a beaucoupde femmes.
En bateau, j’ail’impressionqu’il y a de çaaussi, du moinsence qui concerne la course au large française car il y a d’autres façons de naviguer et là, il y a quandmême pas mal de femmes.
Je me pose la question de savoir si nous, les femmes, on ne serait pas enquêted’autre chose. En ce qui me concerne, la compétition ne m’intéressait pas du tout et ne m’intéressetoujours pas plus que çad’ailleurs. Ce qui me motive, c’estl’expériencehumaine que je vais vivre sur le Jules Verne oul’Ocean Globe Race, expériencemalgré tout exacerbéepar la compétition.
On peut disputer un Jules Verne sans vouloirdécrocher le trophée?
Si on peuts’emparer du record du Jules Verne, évidement je prends. C’est un record qui vaêtre dur à allercherchermais pourquoipas !
Ceci étant, j’abordecesexpériences avec uneautrephilosophie : ce que je vaischercher, en premier lieu, c’est le temps enmer et le rapport avec les autres. Attention, ça ne signifiepasque le chrono ne m’intéressepas, bien au contraire !Simplement, je privilégiel’expériencehumaine à la gagne, maissi je peuxavoir les deux, je vais tout faire pour !
Tu parlais de la difficultéd’exister pour toi, la fille d’Éric Tabarly. Inscrire ton nom à l’une de ces courses ne pourrait pas enêtre le moyen ?
Je vis de moinsenmoins dans le regard de l’autre. J’essaie de m’endétacher au maximum et d’être heureusetous les jours. Inscriremonnom ? Il est déjà connu. Après, si je rajoutemonprénom, c’est très bien mais, mêmesi un jour je m’inscris sur un Vendée Globe, l’idée ne sera clairement pas de faire un projetgagnant. L’idée sera plus de voir, par rapport à moi et moiseule, oùj’en suis, est-ce que je suis capable de. Je ne suis pas dans la gagne à tout prix.
Sur Pen Duick VI, j’aime bien l’idée de faire tout le plus professionnellement possible mais sans trop de prise de tête. L’IMOCA, j’espèrepouvoir y aller par la suite mais avec la mêmephilosophie. Je n’ai pas envied’avoir la pression d’un projetgagnant. Je pensequ’il y a, pour cela, des marins bien meilleurs que moi sans compter que les bateaux à foil ne m’intéressent pas. La technologiem’intéressemaiscen’est pas ma façon de naviguer.
J’adore allervite sur les bateaux, maiscen’est pas ce que je recherche. Ce que je recherche c’est de bien faire avancer de beaux bateaux et cen’est pas pareil. J’aibesoin d’être au contact de l’eau, de sentirmon bateau, de sentir le vent, de voir les nuages, la nature.
Aujourd’hui, les IMOCA sontcomplètementfermés et ressemblent à des écransd’ordinateurs. Tout celagénère du stress tout le temps, sans compter que cesont des bateaux hyper brutaux. Çaconvient à certainsmaismoi, je sais que ça ne me conviendra pas.
Si je me lance, ce sera pour un projet qui me ressemble à moi et à personned’autre. Et siça ne se fait pas, cen’est pas grave, on feraautre chose.
« Je souhaite faire de Pen Duick VI une résidence itinérante autour du monde, un lieu de rencontres, de réflexion, de transmission… » Le discours émouvant de Marie Tabarly le 3 juillet 2018.
Quel intérêt pour toi à te lancer dans la course au Jules Verne ?
Tout d’abordpour le parcoursqui estdingue. Il n’y a pas cinquante occasions d’aller dans le Grand Sud or, ça fait quasiment quarante ans que j’enentendsparlertous les jours.
On vaaller le voircet hiver normalementce Grand Sud, ce sera top, et ce sera tout aussi top d’yretournerunedeuxièmefois. Je n’ai encore jamais vu le vol des albatros et je veux le voir. Je veuxvoiraussi de quoi je suis capable :pourquoid’autresmarinsseraientcapables de le faire et moipas ?
Et puis il y a le bateau qui est extraordinaire. On récupère un trimaran, l’ancien Groupama, devantlequel je bavedepuis super longtemps.
Enfin, il y a une bonne équipe. Je veux bien mettre ma vie entre leurs mains à ces filles et, en retour, j’espèrequ’elles me ferontconfiance pour mettre la leur dans les miennes.
Alexia Barrier a réuni un « noyau dur » commeellel’appelle avec des profils ultra complémentaires. Quels seront, ence qui teconcerne, tes points forts dans cegroupe ?
Avoir une lecture des gens, déceler les complémentarités, c’estça le rôle de capitaine. À bord, moi, je suis un peu couteau suisse. Mon gros point fort, jusqu’àprésent, c’est ma paired’épaules : physiquement, je tiens la route. Je peuxaller sur le pont, je n’ai pas peurmêmes’il y a des grosses conditions.
Et puisj’aiaussiune bonne résistance au manque de sommeil. Ce qui estvraiment bien dans cetteaventure, c’estégalement de pouvoirparler à quelqu’un qui monte aussi de grosprojets. Avec Alexia, on se comprend.
Quand ellevientnaviguer sur Pen Duick VI, elle se met en mode équipière, elleregarde comment je fonctionne et, quand je vaisdéfendre les couleurs du Famous Project, c’estmoi qui me mets dans le rôled’équipière. On s’échange des infos, des tuyaux et ça, c’estvraiment cool.
Les deux années qui viennentsontchargées pour toi. Est-ce que tu vas prendre part aux courses au programmepour le Jules Verne ?
J’ai huitmois de tour du monde cet hiver. Je suis capitaine de Pen Duick VI, on part sur l’OceanGlobeRace. En ce mois de septembre 2023, je suis en route pour Cape Town en Afrique du Sud, puis ce sera Auckland en Nouvelle-Zélande et ensuite Punta Del Este en Uruguay, avant de rentrerenavril.
Je vaisnaviguer un peu avec Alexia enjuin-juillet et après avril 2024, je suis à sa disposition. Si elle part en 2024, çam’arrange, maissicen’est pas le cas, il faudra faire des choix et ilsserontforcémentorientésvers le Jules Verne car c’estune chance qui n’arrive pas souvent dans ta vie. Çavaêtregénial.
Un dernier mot surl’Ocean Globe Race. Quel est le principe de la course ?
Il y a un foufurieux qui relance les courses rétro et parmielle la Whitbread sous le nom d’Ocean Globe Race !
Le principe,c’est departirautour du monde enéquipage, avec escale, sans satellite et uniquement sur des bateaux qui ontcouru les trois premières Whitbread. Nous sommesunegrosse quinzaine de bateaux au départ et les règles de course nous imposent, à chaqueéquipage,d’avoirune femme, unepersonne de moins de 24 ans à bord, 30 % d’équipageprofessionnel et 70 % amateur.
Tu prends donc la route sur Pen Duick VI ?
Oui. Pen Duick VI a 50 anscetteannée. C’est un bateau qui a été mis à l’eauen 1973 pour la première course autour du monde enéquipage et avec escale. Depuis, il n’a jamais arrêté de naviguer et n’a jamais passé un an à quai. Nous sommesune vingtaine dans l’équipe.
Pour recruter, j’ai mis uneannonce sur Facebook fin janvierl’annéedernière, j’aireçu cent-soixante-dix dossiers completsdont 47 % émanant de femmes. J’en ai sélectionné soixante pour des entretiensenvisioavantd’en inviter trente-huit à naviguerl’été dernier puis dix-neuf cet hiver. Sur ces dix-neuf, il enreste quinze avec quasiment la moitié de femmes.
En parallèle de la course, je leur ai demandé de travailler sur un projetenvironnementalousociétalautour de l’héritage, en collaboration avec l’association The Elemen’Terre Project.
Et la thématique choisie me tient à coeur : de quel monde avons-nous hérité et quelle planèteallons-nous léguer…
Marie Tabarly est membre de l’association Des mains pour demain qui sensibilise à la protection de la planète.
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